La leçon de poésie
du professeur TurnerIl s'appelait M. Turner. Nous l'adorions. Son corps tout entier n'était qu'une vivante et permanente douleur. Il avait les membres atrophiés, un visage aux lèvres tordues, aux yeux trop fixes. Il marchait en boitillant à travers le campus, à peine capable de porter ses livres et ses cahiers lui-même, et il se trouvait toujours un étudiant pour venir en aide à cette silhouette pathétique qui se dandinait tant bien que mal vers la salle de cours, pantin cassé par les infortunes de l'existence.
Mais lorsqu'un peu plus tard le professeur Turner entamait à haute voix, avec lenteur et amour, la lecture du poème de Walt Whitman, l'acte même de lire ce poème faisait oublier toutes les infirmités, les handicaps et les tics du malheureux. La vision du professeur Turner, illuminé par la force et l'évidence de ce poème, nous laissait stupéfiés, nous rendait presque honteux. Stupéfiés par la beauté de ce texte, et honteux, parce qu'un bref instant, certes, mais un instant tout de même, au début de l'année, lorsque nous avions rencontré Turner pour la première fois, nous avions, avec la cruauté de notre jeune âge, esquissé la caricature des gestes et grimaces de l'infirme.
Or, maintenant, le professeur Turner nous récitait, avec la conviction et la ferveur de celui qui sait reconnaître et accepter la souffrance, qui sait aussi en sortir et la dépasser, un texte qui était comme un hymne d'amour à ce miracle qu'est la vie. La leçon qu'il nous donna me revient violemment et entièrement en mémoire à ce moment précis où, quarante ans plus tard - c'est-à-dire une seconde plus tard -, mon pied nu a délicieusement mordu un coquillage sur une plage de Normandie et que je rends grâce (à qui?) d'être guéri, sauvé, d'avoir été instruit et d'avoir côtoyé ce qui n'appartient à personne - d'avoir eu la chance d'emprunter un chemin dont on n'est pas censé revenir. Et d'en être revenu. Voici le poème. Je tiens à vous le proposer tout entier:
Eh quoi -fait-on si grande affaire d'un miracle ?
Quant à moi, je ne connais rien d'autre que des miracles,
Quand je me promène dans les rues de Manhattan,
Ou que je darde mon regard par-dessus les toits dans le ciel,
Ou que je patauge pieds nus le long de la plage dans la marge même de l'eau,
Ou que je me tiens sous les arbres dans les bois.
À les réciter, à les redécouvrir dans ma mémoire, on dirait que ces lignes écrites il y a un siècle l'ont été pour l'instant que je vis, les instants que j'ai vécus. Le regard vers le ciel par-dessus les toits, c'est la chambre 29. Les pieds nus dans la marge de l'eau, c'est ce que je connais en ce moment même, en Normandie. La situation sous les arbres, c'est ma convalescence. Le professeur Turner les détaillait avec une jouissance dans l'articulé de ces mots si simples, et chaque syllabe résonnait en nous qui l'écoutions, subjugués :
l'omnibus,Ou que je parle le jour avec n'importe qui que j'aime,
Ou que, je dorme la nuit avec n'importe qui que j'aime,
Ou que je suis à table en train de dîner avec les autres,
Ou que je regarde les étrangers assis en face de moi dans
Ou que j'observe les abeilles qui s'affairent autour de la ruche un matin d'été,
Ou les bêtes qui paissent dans les champs,
Ou les oiseaux ou la merveille des insectes dans l'air,
Ou la merveille du couchant ou celle des étoiles qui brillent si tranquilles, si lumineuses,
Ou l'exquise, la mince et délicate courbure de la lune au printemps,
Tout cela et le reste, toutes ces choses et chacune sont pour , moi des miracles,
Chacune se rapportant au tout, quoique distincte et à sa place.
Il s'arrêtait souvent sur ces deux dernières lignes. Il nous les répétait, les inscrivait à la craie au tableau noir, du mieux qu'il pouvait, de ses doigts atrophiés au bout de ce moignon, qui était sa seule main valide, et il insistait pour que nous en saisissions l'entière signification :
Tout cela et le reste, toutes ces choses et chacune sont pour
moi des miracles,
Chacune se rapportant au tout, quoique distincte et à sa
place.
Il émit vêtu d'une veste de couleur verte, un vert cru, et il portait souvent des habits d'une teinte criarde, qui jurait avec ses cheveux roux et faisait de sa silhouette déjà difficilement acceptable une image grotesque, mais en même temps émouvante. Car je suppose, aujourd'hui, que le choix de ces couleurs tapageuses était un pied de nez à la mort, une autre manière à lui de souligner le jouissif et l'extraordinaire de la vie. Il se retournait pour nous livrer la conclusion du poème ;
Pour moi, chaque heure de lumière et d'obscurité est un
miracle,
Chaque pouce cubique de l'espace est un miracle, Chaque yard carré de la surface de la terre est jonché de miracles,
Chaque pied de l'intérieur pullule de miracles.
Turner marquait une courte pause avant la chute, debout, devant nous, son regard exalté. Je crois bien me souvenir qu'il y avait des larmes qui perlaient dans ses yeux :
Pour moi la mer est un continuel miracle,
Les poissons qui nagent - les rochers - les mouvements des vagues - les navires avec les hommes qu'ils portent,
Y a-t-il plus étrange miracle* ?
Turner se taisait enfin, observait un silence, puis il ajoutait :
" Avant que nous nous mettions à l'étude de ce texte, de ses mots, de son rythme et du choix de ses épithètes, je voudrais que vous vous demandiez pour qui ont été écrites ces lignes."
A l'époque, j'étais incapable d'apporter une réponse convenable à la question du professeur Turner. J'avais dix-huit ans, et il m'était impossible de comprendre pourquoi cet homme handicapé, laid, solitaire, avait des larmes de joie dans les yeux lorsqu'il récitait ce poème. Il est intéressant de noter que Walt Whitman, né en 1819, a publié ce poème à l'âge de trente-sept ans - ce qui est relativement jeune pour une telle vision, une telle clarté. Je comprends très bien, aujourd'hui, la leçon de poésie du professeur Turner, ainsi que sa question. Elle voulait dire : « Ne te demande pas pour qui ont été écrites ces lignes, elles l'ont été pour toi. » Elles l'ont été pour moi. Elles l'ont été autant pour chacun d'entre vous.
* On retrouve ce poème (« Miracles ») et d'autres, tout aussi remarquables, dans l'Esquisse d'une anthologie de la poésie américaine du ww siècle, de Pierre Leyris, coll. « Du monde entier », Éditions Gallimard, 1995.
Turner à travers les Alpes en Provence, sur la Loire, Italie, sur la Tamise, Accueil site
@ Photos et composition François Darbois, mise à jour 05/04/2006