UN MIRACLE DE SAINT JACQUES

LE PENDU DÉPENDU

SUR LES CHEMINS DE COMPOSTELLE, LE MIRACLE DU PÈLERIN PENDU ET SAUVÉ PAR SAINT JACQUES CONNUT UNE GLOIRE SANS ÉGALE. VITRAUX, SCULPTURES, PEINTURES ONT PERPÉTUÉ DANS LES ÉGLISES CETTE HISTOIRE DONT LA LITTÉRATURE ET LE THÉÂTRE NOUS ONT CONSERVÉ LES DÉTAILS PLEINS DE VIE. PAR 

HUMBERT JACOMET

 in Archeologia, n° 278 / Avril 1992, p. 36-47

 

  • Nous sommes allés vers la Justice (l'échafaud

  • Où resta trente-six jours l'enfant 
  • Que son père trouva en vie 
  • De Saint-Jacques en revenant[..]



Le 11 octobre 1726, Guillaume Manier et ses trois compagnons de voyage, Jean Hermand, Antoine Delaplace dit Delorme et Antoine Vaudry dit Lacouture s'engagent hardiment dans les "échelles" de Pancorbo (province de Burgos en Espagne). Au sortir de l'âpre défilé, ils s'égarent en cherchant leur route vers le midi. Pourquoi ce détour ? Ils vont à Santo Domingo de la Calzada rendre hommage au plus célèbre des "signes" accomplis par saint Jacques. Car de notoriété publique "cette ville est, à en croire Manier, le véritable endroit où est arrivé ce beau miracle à l'endroit dé ce pèlerin qui fut pendu, sans être mort, par le faux jugement du juge".

A dire vrai, rien dans le miracle, intitulé De Peregrino Suspenso, dont le Liber Sancti jacobi du XIIe s. crédite le glorieux Apôtre, ne laisse présager une telle fortune. Qu'un malheureux pèlerin abusé serve de pâture aux corbeaux, l'exemple n'est pas si rare qu'il émeuve. Aussi la mésaventure survenue à Toulouse, l'an 1090, à certains Allemands, dupés par un hôtelier retors semblet-elle anodine. Une coupe insidieusement cachée dans leur besace, et voici deux pèlerins naïfs bien attrapés. L'intrigue serait mince, si elle ne se doublait d'un poignant dialogue qui s'amorce au moment de décider qui, du père ou du fils sera pendu pour un vol qu'il n'a pas commis. Le fils obtient de s'immoler et tandis qu'on le hisse au gibet, le père, consterné, poursuit seul le chemin vers Saint-Jacques si allègrement commencé. Qu'il trouve en revenant son fils vivant parce que l'apôtre a exaucé sa ferveur, quoi d'étonnant ! Mais que le même saint Jacques se résigne à attendre; trente-six jours durant, le retour du père pour faire éclater la vérité, voilà qui est proprement inouï et tranche avec le tempérament fougueux dont le Fils du Tonnerre s'est acquis la réputation.

 

Photo ci-dessus. "Coment le juge de la ville où ce avoit esté faict - condempna le filz à estre pendu au gibet mais Monsignour Sainct Jacques le préserva de mourir': La scène est ici particulièrement pathétique. Saintjacques épaule le condamné au moment même où le bourreau s'apprête à le repousser dans le vide d'un brutal coup de pied. Vitrail. Eglise Sainte-Osmane de Féricy Seine-et-Marne. XVl s. © H. Jacomet 

 

 

Photo page de droite. Image de confrérie : saint Jacques vénéré par ses pèlerins tandis que se déroule à 1 arrière-plan le miracle du Pendu Dépendu, paradigme et parabole de l'aventure pèlerine. Bois gravé troyen. XVII s. Collection J. Warcollier.

 

 

Photo ci-dessus. Les moines bénédictins de Saint Sever-de Rustan, en Bigorre, ne jugèrent pas indigne de leur méditation le Miracle du Pendu Dépendu puisqu'ils en firent représenter 1 histoire sur un chapiteau de leur cloître devenu l'ornement du jardin Massey à Tarbes. © H, jacomet. 



Pour s'épanouir et gagner en célébrité, il fallait au Miracle de saint Jacques une terre propice. A Toulouse, où le situe initialement le Codex Calixtinus, la vertu du miracle était vouée à s'étioler. La riche corporation des hôteliers comme le fructueux négoce d'une cité fertile en suppôts de basoche se seraient peut-être mal accommodés d'une telle publicité. Aussi, lorsque l'avocat Bertrand, auteur du De Tholosanorum Gestis, imprimé en 1515, s'avise de l'origine toulousaine de cette ténébreuse affaire, il est trop tard pour en revendiquer la paternité. Depuis longtemps déjà, le miracle s'est fixé outre Pyrénées, au pied de la Sierra de la Demanda, non loin du célèbre monastère de San Millân de la Cogolla. Là, au passage du Rio Oja, un ermite achève tout juste de consacrer son existence aux pauvres passants. Nouveau julien, il aide les voyageurs à dompter les caprices d'un torrent incertain et ceux-ci s'arrêtent volontiers à l'oratoire du pieux cantonnier. De l'action tout à fait historique de cet homme retourné à Dieu le 12 mai 1109, naissent successivement un pont, une chaussée, bientôt une bastide qui doit publier son nom Santo Domingo de la Calzada ! La prouesse opérée à Toulouse par saint Jacques se renouvela-t-elle à la prière de ce Dominique ? Mystère. Lorsqu'en 1417, le gascon Nompar de Caumont traverse la petite cité hérissée de tours, il est tellement émerveillé par ce qu'il entend, qu'instantanément sa plume se délie. Enrichie de circonstances singulières, la légende s'accompagne désormais d'un second prodige : l'imprévisible résurrection d'un coq. Perpétué de coq en poule, le miracle scelle définitivement le renom de la bourgade. En 1726, le tailleur de Carlepont note avec candeur tout ce qu'il observe. Mais il y a belle lurette que les couplets de cette histoire volent sur les lèvres des colporteurs. Un livret troyen de 1718 en conserve la rime ingénue



Si la mémoire de cet événement est à ce point ancrée à Santo Domingo de la Cal zada, c'est que chacun peut en revivre l'action et mesurer pas à pas l'authenticité de la tradition. Outre l'emplacement de la justice, lavée de son crime par une chapelle soutenue de quatre piliers de pierre, la chemise du condamné se révère dans l'église ainsi que la poutre complice tendue au-dessus d'une fenêtre. Mais il y a plus. Aujourd'hui même, il suffit d'entrouvrir le portail de la cathédrale où repose le saint fondateur de la Calzada, pour que retentisse sous ses voûtes le chant triomphal d'un coq, tout pareil à celui que saint Jacques ressuscita ! A l'aube du XVe siècle, Nompar de Caumont en a fait l'expérience : "Et encores ha en l'églize un cok et une jeline de la nature de ceulx qui chantèrent en l'aste devant le jutge et je les ay veuz et sont tous blancs", assure-t-il. En effet, otage du miracle, la descendance du coq rosti, verrouillée dans un superbe poullier, atteste à jamais la réalité du prodige. En 1495, le témoignage de Hermann Kunig von Vach, moine servite venu d'Einsiedeln, ne souffre aucune réplique : "N'oublie pas les poules derrière l'autel regarde les bien, insiste-t-il, et pense que Dieu a fait toutes choses merveilleuses. Qu'elles se soient envolées de la broche, je sais que ce n'est pas un mensonge, car moi-même, j'ai vu le trou par lequel elles s'en sont allées à la queue leu leu, ainsi que le four sur lequel on les a rodes ! ". A son tour, Guillaume Manier, vivement impressionné, aperçoit "sur la gauche, en entrant, élevée en l'air, à vingt pieds de haut, une cage en fer, peinte en bleu - celle-là même qui existe toujours - où dedans sont enfermés un coq et une poule blanche [...] et l'on donne à chaque pèlerin, ajoute-t-il, deux ou trois plumes de la race de ces poules et coqs, que le plus souvent les pèlerins ont à leur chapeau". Etrange coutume ! Mais aux yeux des jacquets d'antan, la volubilité de ces gallinacés est de bon augure et leurs plumes, prestement arrachées, offrent un gage de victoire dans les épreuves du chemin.

 

Photo page de droite, en bas. "Cornent le père et la mère trouvèrent l'enfant pendu à la justice qui n'estoit pas mort": Les parents, au retour de Compostelle, découvrent avec stu peur que leur fils est vivant. Saint-Jacques, genou à terre, visible aux seuls yeux de la foi, soutient le fils innocent. Vitrail. Eglise Saint Nicolas de Châtillon-sur-Seine. Côte-d'Or. Vers 1546-1548. © H. Jacomet. 

 

Photo page de droite. en haut. "Comment le juge respondit qu'il n'estoit pas possible que leur filz eust vie - non plus que ung coq qu'il faisoit rostir - lequel incontinent sortit de sa broche et chanta": Face au juge narquois, le père qui tient avec déférence son chapeau à la main, affirme que son fils est vivant. A l'instant le coq victorieux s'évade de l'âtre pour témoigner de la vérité. Vitrail. Eglise Saint-Martin de Triel. 1554. Yvelines. © H. Jacomet.  



LA BALLADE DU PENDU

Comment dès lors s'étonner de la prolifération de ce conte diffusé à travers l'Europe entière par le récit ébloui des pèlerins ? Nourrie de péripéties et pétrie de merveilleux, sa matière ne se prête-t-elle pas à une traduction scénique ? Aux XVe et XVIe siècles, le théâtre religieux, par le truchement des confréries, dresse en échafauds sur la place publique l'histoire du Pendu Dépendu. Que l'art du peintre ou du sculpteur ait puisé sa verve dans ces démonstrations truculentes, les preuves ne manquent pas. A Compiègne, en 1502, la confrérie de saint Jacques qui a son siège au couvent des Jacobins, monte au mois d'août le Miracle de Monseigneur saint Jacques.

Des compagnons de Roye, pèlerins eux aussi, assistent à la représentation. Eurent-ils l'heureuse idée de perpétuer cet événement ? De fait, jusqu'à la Grande Guerre, l'église Saint-Pierre de Roye renfermait un admirable vitrail figurant le Pendu Dépendu. A Lisieux, le cortège des frères de la Charité Saint--Jacques qui défilent au bas de la splendide verrière exécutée à leurs frais en 1526, dispense d'en chercher ailleurs l'origine. Quatre ans plus tard, en 1530, la municipalité de Compiègne octroye un nouveau subside à la troupe amateur qui fleurit aux Jacobins pour avoir donné "par mistères et personnages, certain miracle de monseigneur saint Jacques". Plus réaliste, la ville de Douai arrose les "prinches et confreres" de la confrérie saint Jacques de "6 lotz de vin [...] lequel fut blanc", en l'honneur d"`ung beau jeu des miracles de monseigneur Sainct Jacques". A Dijon enfin, 2 août 1542, les édiles renforcent la garde des portes d'Ouche et Guillaume "à raison de l'Assemblée des jeux du miracle de Mons. Saint Jacques qui se faisaient ledit jour [...]". C'est dire que ces manifestations attirent un grand concours de peuple.

Pourtant, à la lumière de ces documents, objectera-t-on, rien n'autorise à identifier le miracle en question ! Toutefois, à considérer le lien intime qui unit, dans l'iconographie, le Pendu Dépendu au Mystère de la vie de saint Jacques, on est fondé à croire que la commémoration du prodige survenu à Santo Domingo de la Calzada n'est pas étrangère à ces spectacles.

Mais il y a mieux. Le 24 mai 1528, conduits par "Messire Jehan Hamelin, prestre, demeurant à Escrennes", onze habitants de Pithiviers en Gâtinais, se présentent par devant notaire. Tous se déclarent "entrepreneurs pour jouer en lad. ville, à l'ayde de Dieu, deux jeux et myracles monsieur sainct Jacques". Ils veulent sceller par contrat l'engagement auquel ils s'obligent mutuellement. Il est notoire que Pithiviers eût sa confrérie pèlerine en l'église paroissiale SaintSalomon. Mais l'acte ne dit rien de l'appartenance des contractants à une association quelconque. En revanche, il distingue parmi les acteurs, un "maître peintre et vitrier", Pierre Lallement et un clerc de notaire, Jean Jaupitre. Or c'est justement sur les feuilles d'un registre de notaire qu'en 1855, l'érudit marseillais Camille Arnaud découvre, dans l'étude de Maître Mille, à Manosque, le Ludus Sancti Jacobi dont il édite le texte. Quelle main, interroge C. Arnaud, si ce n'est celle d'un clerc de notaire, a mêlé le texte de ce jeu au brouillon de minutes qui expirent au mois de juin 1495 ? Or ce jeu n'est autre que l'histoire du Pendu Dépendu, tournée en provençal. Boussole en main, il est donc loisible de procéder au récolement des oeuvres d'art inspirées par ce succès de tréteau. Mais si l'émotion s'en est communiquée à travers l'Occident, des Alpes à l'Atlantique, il faut bien avouer qu'il ne subsiste de cet enthousiasme que des vestiges sporadiques et lacunaires. Nonobstant, deux tendances se discernent aisément dans la tradition iconographique.

Photo page de droite, en haut.
"Cet endroit raconte le miracle qui auint ou
chemin St Jaque de l'enfant qui fut pendu
pour le hanap que leur hoste avoit mis à sa
male et quand son père ot fait son pelerinage
au saint et retourna par la ou son fils avoit
esté pendu et le trouva tout vif dont il ot
moultgrant joie". 

Légende Dorée. Jacques de
Voragine. Ms. fr. 183. F' XXXIX.
© Bibliothèque Nationale.

 

ICONOGRAPHIE DU
MIRACLE DU PENDU SAUVÉ
PAR SAINT JACQUES

 

 

Photo page de droite, en bas.
Ce délicat vitrail de l'abbatiale Saint-Ouen de Rouen condense en une unique scène le
Miracle du Pendu sauvé par saint Jacques.
L'apôtre qui garde en vie
l'enfant tant que dure le pèlerinage de ses parents inconsolables, reçoit leur action de grâces. 

Abbatiale Saint Ouen de Rouen. 

Vitrail. XIV s. © H. Jacomet.

 

M. Miracle joué (6)
P.M. Peinture murale (6)
S. Sculpture (1J
T. Tableau ou panneau (4)
V. Vitrail (22)

 

La comparaison entre les chemins
médiévaux qui menaient les pèlerins vers
la tombe de l'apôtre en Galice et la
répartition des diverses représentations
actuellement connues du Pendu Dépendu
n'est pas probante si on cherche par là à
vérifier une quelconque filiation. L'état de
la documentation étant très fragmentaire, il
est malaisé de discerner les courroies de
transmission et les réseaux d'influence. Il
est sûr que l'émulation des communautés
d'habitants a autant de part à cette
diffusion que la route. Mais la dispersion
de ces images montrent assez qu'elles
fonctionnent plutôt comme ex voto, action
de grâces et commémoration de la grande
aventure du pèlerinage vécu, comme on le
voit sur le portrait des confrères de Murat,
ou sur les tableaux qui ont inspiré la
légende d'Étapes où le Pendu et ses
parents passent pour originaires du lieu.

Principaux chemins menant à Saint-Jacques

 

 

 Elles reflètent le clivage qui s'est opéré dans l'évolution poétique de la légende, selon que l'étincelle qui déclenche le drame jaillit de la concupiscence ou de la cupidité, et que l'étoupe qui en propage le feu est l'hôtelier cauteleux ou la servante éperdue. Le monde slave et germanique est resté fidèle à la lettre du texte primitif transmis par Jacques de Voragine dans la Légende dorée. Lors même qu'elle renonce au couple filial pour adopter la famille trinitaire, l'Europe centrale s'entête à cultiver la hantise de l'aubergiste croquemitaine. En revanche, l'Italie et la France, l'aire provençale et latine, cèdent unanimement aux charmes de l'accorte soubrette.

A s'en tenir au Royaume de France, on trouve cette imagerie répandue du Pas-de-Calais au Rouergue et du Cotentin au Queyras. En dépit de la fragilité du verre, les épisodes s'en sont mieux conservés à la clarté des baies qu'à l'ombre des murs. Vingt-deux verrières plus ou moins intactes intéressent la légende du Pendu Dépendu, alors que la peinture murale n'offre que six exemples connus. Quant à la sculpture, un seul chapiteau historié en distille la curiosité dans la paix du cloître. Lorsque de rares enluminures illustrent le miracle, elles ornent la page de recueils dérivés de la Légende Dorée ou du Miroir Historiai. Pourtant jusqu'à la fin de l'Ancien Régime, la multiplication des estampes trahit la vaste audience de ce refrain, tout en annonçant l'irrémédiable déclin de plusieurs siècles d'engouement.

 

LES IMPROMPTUS DE L'ART

 

Au seuil de cette odyssée, il convient de planter le bourdon à Tours. Par une faveur insigne le Miracle de saint Jacques se trouve figuré à deux reprises sur les parois irisées qui illuminent le chevet de la cathédrale Saint-Gatien, et cela dès la seconde moitié du XIII, siècle. Cette conjonction de deux verrières dévolues à la gloire de l'Apôtre tient sans doute à la proximité de la défunte collégiale Saint-Martin, puisque le vitrail de la chapelle Saint-Lidoire en est une probable dépouille. Mais à cette coïncidence, s'ajoute une singulière rencontre littéraire. Un manuscrit du Livre des Miracles de saint Jacques se trouvait au XII, siècle à la bibliothèque de l'abbaye de Marmoutiers, à deux pas de Tours. Guibert de Gembloux remercie les religieux du grand monastère de l'avoir autorisé à en emporter la copie, jointe à l'Histoire de Charlemagne ! Quelle était, dans cet écrit, l'allure donnée au De Peregrino Suspenso ? Il est permis de s'en inquiéter car les deux baies qui se répondent à la cathédrale de Tours, s'accordent à en offrir une version précoce et aberrante. Mêlés à la vie de saint Jacques, dix médaillons brodent ce motif inédit : la mère du pèlerin dont le Codex Calixtinus ne souffle mot, y perd sa tranquillité. Elle se jette dans l'aventure. L'hôtelier dissimule un énorme hanap. Dénonciation, arrestation, pendaison ! Le couple orphelin s'éloigne, inconsolable, et abreuve de ses pleurs le tombeau de l'Apôtre. Cependant, le Baron saint Jacques, accouru au galop, se saisit du fils et le met en croupe. Subrepticement, il l'introduit ,en présence de ses parents abîmés en oraison. La mère qui a senti une présence se retourne et l'aperçoit. Tous trois s'en reviennent exultants, tandis que le bourreau lève son estoc et décapite saint Jacques. Conclusion naturelle, car l'ardeur du sang apostolique est fontaine de grâces et son flot vermeil point d'orgue de ce prodigieux vitrail. Mis devant le fait accompli, force est de reconnaître que ces cieux composition se refusent, dans leur parallélisme rigoureux, à admettre que saint Jacques ai pu tarder trente-six jours à délivre l'innocent. Mais ne fallait-il pas qu'y l'oblation du fils répondît l'abnégation du père fidèle jusqu'au bout de sa pro messe ? C'est ce que la résurrection providentielle du coq est venue opportunément rappeler tout en protestant de l'incapacité du juge. Au XIVe siècle, à Saint-Julien de Saulce comme à Saint-Ouen de Rouen, la scène du Pendu soutenu par saint Jacques résume tout le miracle. Elle s'affiche comme le hiéroglyphe de la condition pèlerine et le symbole de la mansuétude de l'Apôtre. Là encore elle se donne en pendant au martyre du fils de Zébédée qui a bu la coupe d'amertume. On en trouve l'expression achevée à la chapelle Saint-Jacques-de-Saint-Léon en Merléac, au coeur du Pays breton. Fidèle la tradition du XIVe s., la vaste grisaille frangée de coquilles qui occupe la Mai tresse-vitre culmine en deux frises superposées de huit panneaux chacune la Passion du Christ se déroule au-dessus de la Prédication du Martyr et de la Destinée posthume du fidèle disciple.

L'apôtre reçoit l'hommage des pèlerins qui se pressent à son sanctuaire. N'ont ils pas raison de se confier à lui puisque la dernière scène montre saint Jacques soutenant le Pendu. Son auteur Guillaume Béart a apposé sa signature au bas du vitrail ainsi daté de 1402. Mais le artistes ne dédaignent pas pour autan le pittoresque des situations. Au contrai re, là où l'espace ne leur est pas compté, ils ne se font pas faute de l'occuper surtout depuis que le prodige s'est dédoublé. A Saint-Jacques de Prelles, humble chapelle blottie dans la haute vallée de la Durance, le drame complet, en une suite de tableaux circonstanciés, émaille tout le mur nord de la nef. Dans le Cotentin, à Canville-la-Rocque, au mois de juin 1983, à la faveur d'un minutieux travail de restauration, deux poulets à la broche surgissent inopinément de l'éveil d'une fenêtre dans le faible jour de la chapelle seigneuriale attenante à l'église. Stupeur ! En douze séquences sous le regard du Christ, Souverain Juge, les parois de cet oratoire muet viennent de livrer le film du Pendu Dépendu. Quel émule de Nompar de Caumont a bien pu suggérer ce décor ? Car il n'est pas douteux qu'il faille reconnaître dans cette fresque l'ex-voto d'un pèlerinage. De comparable, on ne trouve guère, par l'ampleur du traitement, que le cycle qui tapisse l'absidiole nord du Saint-Sépulcre de Villeneuve-d'Aveyron, autre jalon de la carrière conquérante du Miracle.

 

AU PAYS DE COCAGNE

 

L'outrance du geste et de l'attitude, sensible dès le XVe siècle, atteint son paroxysme au temps de la Renaissance. De 1490 jusque vers 1560, paroisses et confréries, piquées par la muse du théâtre, rivalisent d'ingéniosité dans la luxuriance du décor et l'extravagance des costumes. Servi par une technique éprouvée, l'art virtuose des peintres verriers n'ignore rien de ces raffinements.

 

Photo de droite. Histoire des Pèlerins
de Compostelle. Accueil à l'auberge et
séduction du fils attiré à la cave par l'entre
prenante hôtelière. 

Chapelle Saint-Jacques
de Prelles. Commune de Saint Martin-de
Queyrières (Hautes-Alpes). Inventaire de Pro
vence-Alpes-Côte-d'Azur. © Roucaute-Heller.

Photo ci-dessous. "Coment la chambrière par nuyt - ainsy que les pèlerins dormoient - mist une tace d'argent en la malette du filz -car il n'avoit pas voulu faire sa volunté". A la faveur de la nuit, la servante éconduite cache une coupe vermeille, semblable à celle qui reluit sur le dressoir, dans le sac du plus jeune des trois pèlerins. 

Vitrail. Église Saint-Martin de Triel,
1554. Yvelines. © H. Jacomet.

 

A la lumière de leur imagination et grâce au livret provençal du Ludus Sancti Jacobi, il est possible de suivre l'intrigue du jeu dans ses moindres rebondissements

Le diable à la rigueur se serait accommodé que le père parte seul. Telle était bien du reste son intention. C'était faire fi de la mère et du fils. Après un savoureux débat, toute la famille est sur le qui-vive. Il n'en faut pas davantage pour chatouiller la susceptibilité du Tentateur. Trois pèlerins résolus à se purifier au Pardon de saint Jacques, c'est trop. Gare au moindre faux-pas, car le chemin est hérissé d'embûches ! Mais cet arrière-plan maléfique ne transparaît pas sous le pinceau candide des artistes. A Châlons-sur-Marne, les pèlerins se mettent derechef en route. Tous trois marchent d'un bon pas, le bourdon à la main. Mais le moment approche où la mère se lasse de tant de pays parcouru. Le jour décline et il faut se résoudre à chercher un bon logis. Aussitôt la scène se transporte à l'auberge. A point nommé, car la maîtresse vient de dépêcher sa servante guetter le client. La voici sur le pas de la porte. Elle a deviné la soif qui tenaille les pèlerins, car d'emblée, à Prelles, elle tend au jeune homme altéré un grand verre de cervoise. A Eygliers, elle saisit le bourdon du père pour l'inciter à entrer. Sans hésiter, ce dernier emboîte vigoureusement le pas à l'aimable hôtesse, suivi de sa femme, car le fils musarde. Telle est du moins l'entrée en matière que réserve le vitrail de Châtillon-sur-Seine.

Le patron qui guigne la bonne affaire se félicite. Tandis qu'on apprête la salle et dresse le couvert, les pèlerins se délectent dans le jardin au chant des cigales. Le dîner est bientôt servi. Aux vitraux de Châlons et de Suèvres, on surprend toute la famille autour de la table. Sur la blanche nappe, un coutelas, des assiettes, une terrine annoncent le menu. Un pichet à la main, la servante accoste le mignon pèlerin. Son regard se fait insistant. A Suèvres, l'adolescent, comme son père, a gardé son chapeau. Il a la mine alerte et confiante. Que la situation soit équivoque, le vitrail de Châlons le donne bien à entendre puisque sa légende sous-titre : "Comment la chambrière ou estoit logi les pèlerins pria Jacques le fils du pèlerin d' ... amour". Les parents n'y voient goutte. A Prelles, le mari du reste, est occupé à donner du pain à sa femme. Pendant ce temps, à l'écart, dans le cellier où elle l'a emmené tirer le vin, la servante saisit au menton le jouvenceau pour lui décrocher un baiser ! Comment cette situation a-t-elle pu se produire ? Si l'on en croit la chanson recueillie au siècle dernier à SaintRomain-Lachalm, dans le Velay

Mais pourquoi cette sourde flamme excitée au coeur de la chambrière ? Il y a une raison à cet embrasement, que ni le vitrail ni la peinture murale ne peuvent exprimer, et que seul le subtil Ludus Sancti Jacobi est à même de révéler. Tout à l'heure, enivré par le thym et le romarin, le tendre pèlerin ne s'est-il pas oublié à chanter sous la tonnelle ? Touchée par la douce mélodie, la servante aussitôt s'éprit de passion irrésistible

Si le frais garçon s'appelle Jacques, comme il se doit, la jolie servante répond au nom de Béatrice. Mais qui est-elle au juste ? Certains veulent qu'elle soit l' ostelière en personne, et ne la reconnaît-on pas, à Prelles ou à Eygliers sous les traits d'une femme d'âge mûr ? D'autres affirment qu'elle est la propre fille de la maison. Quoiqu'il en soit, elle respire grâce et vivacité.

Hélas le sort est jeté. La blessure reçue engendre le dépit qui inspire le geste fatal. La nuit est tombée. Dans la chambre où sommeillent profondément les voyageurs, à pas furtifs, la jeune fille est entrée. D'une main leste, elle glisse une coupe d'argent dans la besace que le garçon négligent a laissé glisser à terre. Les maîtres verriers ne se sont pas faits faute de passer au jaune d'argent la coupe godronnée qui est ainsi toute vermeille. Par les courtines entrouvertes on aperçoit les trois pèlerins, le père barbu, la mère emmitouflée et le fils imberbe. Ils dorment côte à côte sous une même grande couverture, verte ici, mais plus généralement rouge. Leurs têtes reposent sur un oreiller amidonné de l'exacte blancheur des draps. A Châtillon où les scènes comme un triptyque se décomposent en trois volets, les voyageurs se sont offerts le luxe d'une chambre à deux lits. Dans la haute vallée de la Durance, sur les murs d'Eygliers ou de Prelles, ainsi qu'à Suèvres, à Villiers et à Cour-sur-Loire, le lit unique placé de travers, occupe tout le champ. Mais à Lisieux, Triel, Courville, Châtillon, tout comme à Châlons et à Sully-sur-Loire, il est disposé de telle façon que tout l'ameublement de la pièce se découvre en perspective. Le mobilier est cossu. Qu'on en juge : outre le lit à colonnes au ciel tendu de passementerie, on remarque ici un coffre, là un tabouret, ailleurs un banc qui reçoit les sacs. Quant aux bourdons ils s'appuient au mur ou au montant du lit. A Triel, à Châtillon et à Châlons, on aperçoit à la dérobée un dressoir garni de pièces de faïence et d'orfèvrerie. C'est même dans l'embrasure de la porte qu'à Triel la servante tente de séduire en coulisse le jeune homme qui s'esquive. Un fichu rayé retient le chignon de ses cheveux blonds. Les manches de sa robe sont retroussées quand elle dissimule la coupe, et le tablier noué à sa ceinture, car c'est en essuyant la vaisselle qu'elle a ourdi son inflexible vengeance. Bref, cette auberge est si peu rustique qu'on se demande si jamais pèlerin en a connu de pareille en France ou en Espagne. Quel contraste avec la réalité ! Arnold Von Harff ne cesse de vitupérer. Mais de la part d'un riche chevalier, ami de ses aises, le propos n'a rien d'étonnant. Que penser en revanche de frère Claude de Bronseval, un religieux cistercien rompu aux jeûnes ? A Santiago, il décerne à l'auberge de l'Ange une charitable kyrielle de louanges : "sale, misérable, enfumée, nauséabonde et obscure" ! Dans un tel contexte, il devient plausible que la richesse de l'hôte rare ait pu éveiller la convoitise du misérable tenancier ! Les peintures décrites au siècle dernier à Saint-Georges de Sélestat ainsi que le vitrail de Cour-sur-Loire, excessivement restauré, abondent en ce sens.

 

Photo ci-dessus. Saint Jacques assis soutiens
le pendu qu'il berce de sa psalmodie.
Cette scène occupait le panneau centra,
du fameux vitrail consacré aux miracles
de l'apôtre dans l'église Saint-Pierre de
Roye (Somme). Comme tant de vitraux
de Picardie, il disparut au cours de
la Grande Guerre. O H. Jacomet d'après
La Picardie Monumentale T. II, planche 148.

(photo. Jacomet)

 
  Photo page de droite. "Coment lenfant fui miraculeusement dépendu de la justice". Les pèlerins recueillent leurs fils après trente-six jours de pendaison, la hard au cou, le bourdon entre les bras. Une petit ange par sa présence discrète explique ce singulier défi aux lois de la pesanteur. Tandis que le bourreau détache la corde, le père dont la femme tiens le bourdon, reçoit un fils encore absorbé dans son céleste ravissement. Peinture murale.
Église Saint-Malo de Canville-la-Rocque.
Fin XV-début XVI s. Manche. 

LA COUPE EMPOISONNÉE


L'irréparable commis, le piège infernal découvre son impitoyable mécanique. A Courville-sur-Eure, la famille s'en allait par un matin radieux, le père et la mère de l'avant, le garçon humant la brise. Tous trois avaient le visage tendu vers l'horizon découpé dans un majestueux paysage de montagne, lorsque brusquement survient la maréchaussée. Benjamin sommé d'ouvrir sa besace, le sergent retire sous le nez des parents interdits la pièce à conviction. A Lisieux, le jeune homme en lâche son bourdon de saisissement. Toute l'action se focalise sur cet obscur objet du délit. A Prelles, l'acier étincelant des lances, le reflet mat des bassinets et des cottes d'armes, les regards torves ne laissent aucun espoir sur l'issue. Le fils a les mains liées tandis que le capitaine exhibe sa prise. A Lisieux et à Triel, la perquisition est orchestrée comme un ballet sous les ordres d'un centurion qui piaffe d'impatience. La suite ne se fait pas attendre. L'innocent est pendu haut et court sans autre forme de procès. Son visage dolent fait peine à voir sur le fragment de l'unique scène qui subsiste à l'église de Mainvilliers. A Canville où l'exécution sommaire est le premier tableau vraiment reconnaissable, le bourreau juché sur son échelle palpe la corde tandis que le pèlerin serre son bourdon entre ses mains. Partout la victime a revêtu le blême suaire du condamné. Mais saint Jacques veille aux côtés du malheureux. Il le soutient tantôt par les pieds, tantôt par la taille. A Roye comme à Lisieux et Rouen, l'Apôtre qui n'entend pas dissiper trente-six jours, médite assis la bible ouverte sur les genoux. D'une main il garde le bourdon et de l'autre endure le fardeau de son pèlerin qui ne lui pèse pas plus que fétu. A en juger par l'oeil attendri de ce dernier, on devine que saint Jacques doucement l'entretient. Les parents désolés s'en sont allés. Leur silhouette tassée s'estompe dans le lointain. Cependant les voici de retour. A grands pas, ils avancent vers la potence. Les regards se croisent, un dialogue s'engage. Il est vivant ! On court sans plus différer chez l'alcade. A Châlons, à Lisieux, les parents tombent à genoux au milieu des agapes où trône le cacique entouré de convives. Ailleurs, pleins de réserve et de componction, ils se tiennent sur le seuil de la cuisine et osent à peine entrer de peur d'être importuns.

On entrevoit l'âtre fumant où le serviteur s'affaire à tourner la broche. A Châtillon, tandis que pend la crémaillère et reluit le couteau, le chien que taquine le chat s'occupe à ronger un os. Tout à coup le geste des mains trahit l'émoi général : à la suite l'un de l'autre, le coq et la poule s'échappent du brasier rougeoyant et commencent à voler. On les voit à Châlons, Roye, Triel, Saint-Vincent de Rouen, battre des ailes. A Lisieux, le coq insolent s'est posé sur la table et nargue le magistrat. Il vient de pousser le superbe cri qui ravit l'assistance et confond le juge berné. On se précipite au gibet. Le bourreau est pris de court et le fils happé tombe dans les bras de son père transporté de joie. A Cour-sur-Loire, debout, étonné, gnome étrange et solitaire, l'exécuteur des basses oeuvres regarde à travers les barreaux de son échelle le filial embrassement.


LA PROIE DES FLAMMES


Lors l'innocent fut despendu

Sain et joyeux leur fust rendu 

La paillarde fut condamnée 

D'estre par le feu terminée [...]

Comme la faute appelle le châtiment, la pendaison arbitraire du pèlerin ne réclame-t-elle pas l'expiation du coupable ? C'est ainsi que s'achève le récit primitif "Et sur-le-champ l'hôte [...] est pendu". Aussi la sentence qui s'abat sur la chambrière est-elle sans appel.

La servante, de qui le coq ressuscité a arraché l'aveu, est écrouée et inculpée. La voici prostrée devant le tribunal. A Féricy, elle doit répondre de son crime et subir un accablant réquisitoire. Après quoi le juge, à Châlons prononce le verdict. A Canville, elle est sur le champ déférée à un sicaire contrefait qui la mène à sa triste agonie. Les soufflets ronflent et l'infortunée se consume au feu de la Géhenne.

Le Ludus Sancti jacobi, en dépit de son allure primesautière, ne lui réserve pas d'autre fin. Mais les rats affolés par le désordre des liasses ont à jamais dévoré ce morceau de bravoure. A Canville, le symétrie croisée de la composition trahit l'irréfutable logique du drame. Aux angles de la chapelle, car la peinture court sur ses trois côtés, la pendaison s'oppose à la dépendaison comme la séparation aux retrouvailles tandis qu'à l'accusation du fils innocent répond l'interrogatoire de la fille rouée. Enfin, aux extrémités de chacune des parois qui se soudent à la nef, devaient prendre place, comme le début et la fin, les scènes du départ et du retour des pèlerins. Elles ne sont hélas plus visibles. A Prelles se manifeste un antagonisme plus radical, celui qui met aux prises le vice et la vertu. Sur le mur de la nef qui fait immédiatement face à la fresque du Pendu Dépendu, processionne l'incomparable défilé des sept péchés capitaux chevauchant leur animal emblématique, assorti de la gamme des châtiments infernaux. Le peintre avait de la suite dans les idées, car il a affublé l'hôtesse au décolleté outrageux du même turban excentrique dont il a coiffé la luxure qui, promenée à califourchon sur une truie, retrousse effrontément ses jupes. Le sort qui l'attend n'est guère

plus enviable

Dans la Gitanilla, Cervantès qui a puisé au trésor des contes l'argument de cette histoire, précipite son héros, Andrès, dans l'auberge fatidique où la terrible Carducha s'éprend de lui. Pour avoir essuyé même cuisant refus, ce sont ses bijoux que l'intrépide séductrice dissimule dans le bagage de son hôte insouciant. L'affaire se complique d'une rixe mortelle quand par enchantement l'imbroglio se dénoue et, dans l'ivresse des retrouvailles le poète de conclure : "se enterro la venganza y resuscito la clemencia !" Mais l'humour de Cervantes n'eut pas le temps de franchir les Pyrénées. Les guerres de religion en sonnant le glas de ce genre de divertissement, privèrent le miracle de la faculté d'inventer une chute plus souriante. Toutefois le vitrail de Lisieux, parce qu'il épargne au spectateur la scène du bûcher, semble avoir absout la chambrière et sublimé le talion par l'action de grâce.

Bons juges en la matière, les pèlerins estimaient cependant que celui qui n'avait pas eu la probité d'instruire l'affaire ne méritait pas de s'en tirer à si bon compte. Au dire de Guillaume Manier, le juge infâme et sa postérité devaient en subir à jamais l'opprobe : "ils porteraient au col une corde pour ressouvenir de ce jugement. Ce qui s'est pratiqué longtemps, et depuis la chose s'est adoucie : ils portent un ruban rouge et donnent à souper tous les jours à un pèlerin [...]". Mais les artistes respectueux de l'ordre établi n'ont pas fait droit à la requête des pèlerins.

 

Photo ci-contre. "Le Grand Saint Jacques de
Compostelle, Apotre de Galice en Espagne.
A Saint Jacques, de l'Imprimerie de Sébastien
Montero et Fraytz". La légende du Pendu
n'est plus comprise. On reconnaît encore les
parents, mais un Christ en croix s'est substi
tué à la potence. Est-ce le fameux crucifix de
l'église des Augustins de Burgos, auquel fait
allusion le Grand Cantique des Pèlerins ?
Estampe populaire. Collection Centre
Européen d Études Compostellanes.
Photo page de droite. Cette enluminure
illustre le fameux Livre d'Heures d'Étienne
Chevalier. Jehan Fouquet, natif de Tours"
y met en scène le martyre de saint Pacques.
Hérode Agrippa ordonne l'exécution capitale.
Au loin, dans la plaine, une cité florissante
qui n'est autre que Paris. Sur le stylobate
marmoréen qui sert d'assise aux chies du
trésorier de Charles VII, quatre bas-reliefs
en camaïeu évoquent le plus célèbre des
Miracles de saint Jacques qui fait ainsi écho à
son martyre. Heures d'Étienne Chevalier.
XV s. Musée Condé. Chantilly.
 

LES CICATRICES DE L'HISTOIRE

Il n'est pas nécessaire de pousser plus loin l'analyse. L'affirmation de l'érudit Luc de Marines qui voit le Pendu Dépendu figuré "dans toutes les églises ou chapelles de saint Jacques" n'apparaît nullement exagérée. De l'issue de la guerre de Cent Ans au crépuscule du XVI, siècle, cette édifiante légende connaît son âge d'or. En dépit d'inéluctables pertes, la prose laconique des registres vient parfois tirer de l'oubli quelques témoins du naufrage. Sans le compte des marguilliers de Saint Jacques de la Boucherie, à Paris, comment saurait-on que "la voirie en laquelle est le miracle du pellerin de Saint Jacques" fut fait de neuf entre les années 1481 et 1483 ? Maigre compensation, dira-t-on, à l'effroyable trombe iconoclaste qui s'abattit dans les années 1560-1570. Pourtant celle-ci ne signifie pas l'arrêt de mort définitif du Pendu. La faveur du miracle connut un sursis. C'est peu après la promulgation de l'Edit de Tolérance, dans les premières années du règne pacifique d'Henri IV que, le 1er novembre 1593, Vrain Berthault, "boysselier de son état" et "l'un des confraires du voyage de Monsieur Saint Jacques en Gallice", passe la commande du vitrail de Sully-sur-Loire. Même chose à Blois en 1598, et près de Beaugency à Lestiou en 1603, où les gagiers de Saint-Sulpice engagent le 11 mai un certain François de La Fontaine à exécuter pour leur église "tant l'histoire de M. Saint Jacques que l'histoire du pèlerinage qui fut exécuté à Saint Dominique avec le coq et la geline". Visiblement, dans le Val-de-Loire, l'on s'efforce de réparer les dégâts.

Mais notre temps n'a rien à envier à cet âge. Après Roye, c'est la fine fleur de cette histoire qui a été anéantie en 1944 dans les bombardements de Lisieux et de Courville. Disparus aussi, en 1940, sans laisser la moindre trace, les soufflets qui seuls subsistaient des scènes illustrant le miracle du Pendu, à Villenauxe et à Saint-Jacques de Dival en

Champagne !

SENS ET CONTRESENS


Au terme de ce périple iconographique, l'esprit moderne cherche avec anxiété ce qui, dans ce roman, a pu captiver l'intérêt de ses aïeux. Averti par Saintyves, Van Gennep et les maîtres contemporains du folklore, il démêle sans peine dans la trame de ce récit les fils entrecroisés de trois thèmes également familiers et indépendants : la coupe fatale, le pendu récalcitrant et le coq rebelle au lèchefrite.

Mais il est clair aussi que ce conte éveille des échos profonds dans la sensibilité religieuse. En effet Jacques en repoussant les avances de la chambrière n'a pas un comportement très éloigné de l'étourdi Joseph qui, dans sa hâte de fuir la couche de Putiphar, lui abandonne son manteau. La tace d'argent dissimulée à son insu dans le sac du plus jeune pèlerin fait de lenfent chéri un nouveau Benjamin. L'esprit d'abandon dont témoigne le sacrifice librement consenti du fils et l'acceptation du père ne sont pas sans rappeler l'épreuve purificatrice imposée à Abraham et Isaac. Le solennel repas de l'auberge pourrait se réclamer d'autres cènes plus évangéliques, tandis que la nuit des pèlerins évoque le songe roman du triple sommeil des Rois Mages sous l'Étoile de Bethléem ? Le crépuscule de l'arrestation, le simulacre du procès, la pendaison inique consécutive à la délation, se calquent sans peine sur les épisodes de la passion du Christ. Il n'est pas jusqu'au coq rôti à point qui, dessillant les yeux du juge abusé, ne réveille par une inversion du signe le souvenir douloureux de la trahison de Pierre, tout en faisant retentir l'annonce du triomphe de la vie sur la mort. Au pied du sinistre gibet, le père et la mère qui recueillent avec précaution le fils qui leur est rendu, renouvellent les gestes aimants de Marie et de Jean qu'assiste au pied du calvaire le vieux Joseph d'Arimathie. De la sorte, en jouant l'histoire du pèlerin, c'est le tragique de la Passion que les confrères mimaient sans peut-être s'en douter, fascinés qu'ils étaient par la féérie des costumes, le tumulte et le contraste des situations. Inconsciemment c'est leur pèlerinage tout entier qu'ils assimilent à la voie du renoncement. C'est bien ce que traduit l'association constante du miracle du Pendu Dépendu au martyre de saint Jacques. Dans les Très Riches Heures du duc de Berry, Jean Fouquet figure le Miracle du Pendu en bas-relief sur le piédestal marmoréen qui assoit la Décollation de l'Apôtre. A Merléac en Bretagne, le Martyre de saint Jacques et le Miracle du pèlerin répondent à l'Agonie du Christ. A Saint-Georges de Sélestat, le mur qui portait vers 1860 l'histoire du Pendu Dépendu avait également reçu La Passion du Sauveur. La même association est encore visible à Prelles. Inadvertance ou geste prémonitoire ? L'imagier qui, au XIXe siècle, grave en s'inspirant d'un modèle qu'il ne comprend peut-être pas, la planche du Grand Cantique des Pèlerins, substitue au gibet du pendu un crucifix incongru. Victimes d'un tatouage de flibustier, les bourdonnets disposés en sautoir sur le chapeau et le mantelet du "Grand saint Jacques de Compostelle Apôtre de Galice en Espagne", en sont venus, par un macabre contresens, à ressembler aux tibias entrecroisés qui jonchent le rocher du Golgotha ! Ignorance et simplicité ne sont-ils pas ici les fols interprètes d'un message moins frivole qu'il ne paraît ?

Humbert Jacomet,

conservateur du Patrimoine,

Membre du Centre Européen d'Etudes Compostellanes.

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