Chu Ta

François Darbois

"Derrière le miroir, 

ouvrir le presque-rien  ! … ?"

 Octobre 2006

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Au-delà du miroir, il y a quoi ? Rien. Il y a toujours l'image d'une image, à l'infini. Autant, il y a de miroirs, autant d'images s'ouvrent là à l'infini des perspectives. Derrière le miroir, il n’y a rien ou presque rien, de simples images, sur lesquels nous accrochons quelques pauvres mots. Mais ce "là" n'est pas rien. En tout cas, pas grand-chose. Un cela dans l'ici d'un regard ? Une simple image ? Quand elle est regardée, elle n'est déjà plus tout à fait une simple chose. Derrière l'image, si l'on met un autre miroir, il y a l'image de l'image et cela à l'infini  des miroirs, des lectures, des relectures et des interprétations ? N’y a-t-il au fond qu’illusions de perspectives dans ce grand vent d'images ? Miroirs aux alouettes qui se répandent dans l'immensité vide des moyens de communication anciens et modernes ? Mais au-delà des images, il y a quoi au juste? Rien ou presque rien sinon l'image des images qui est une autre représentation de cet autre toi-même. Il y du néant ? Pourquoi n’y a-t-il pas ce qui est tout simplement,… par delà les choses et leurs représentations ? Là est toute la question. Mais c’est quoi ce qui est là dans ce jeu de miroir ? Ce « presque rien » n’est pas seulement une chose, ni une image, ni des mots, mais c’est peut-être autre chose que la chose elle-même, ou simplement, l'autre coté des choses ? Mais la réponse, ici, tu ne la trouveras pas dans les livres, ni les universités, ni dans aucune institution. La vraie réponse est là-bas, sur l'autre rive, et c’est la question de la question elle-même. Et cette question, dont la trace est ce manque de sens, tu l'as en toi, tu la portes en toi, au plus profond de toi. Elle dépend de toi, mais elle te dépasse infiniment.

Cette Question dans la question est, en quelque sorte, l’autre face de toi-même.

Derrière le miroir des représentations infinies des choses, il y a ce que chacun veut bien voir, une absence infinie ... ou une présence infinie. Mais celle-ci n'est pas simplement dans les choses ou derrière leur miroir, elle est en toi, mais elle n'est pas uniquement de toi, elle dépend de toi, mais elle t'emmène au-delà de toi. Simplement elle dépend de ton regard et de ta présence. Les choses et leurs images sont toujours là pour rien, ou presque rien, pour poser question, remettre en question nos représentations et nous-mêmes. Elles sont là, pour ouvrir,… à quoi ? A rien, ou au Rien, c’est selon. Elles sont là pour nous ouvrir à ce « presque rien » qui change tout, surtout notre regard. Elles sont toujours déjà là, mais c'est toi qui n'est pas encore là. Les choses sont là pour susciter ton regard et t’éveiller à leur présence. Elles t'appellent, où ? A venir là-bas, de l'autre coté, sur l'autre face des choses. Là-bas , au-delà du désert des mots, dans cet arrière pays, plein de lumière et de parfum, elles sont là, pleines de milles présences, pour susciter la tienne. Si tu penses qu'il n'y a rien ; rien à voir, rien à dire, rien à faire, il n'y a effectivement rien derrière le miroir. Et c'est le vide, et pour toi le vertige et la folie devant ces espaces infinis qui se dérobent sous tes pieds, au-delà de toutes représentations, de tout ce qui te rassure et te permet d'habiter les choses.

Nous croyons voir et en fait, nous ne voyons que des images de réalité. Le réel passe infiniment le réel de nos représentations. La vie concrète ne se réduit jamais à l'image que nous avons construite pour l'habiter. Le Réel, dans toute sa complexité, est au-delà de tout ce que nous pouvons en saisir. Le Réel est insaisissable et toujours inattendu ; il ne peut s'approcher que par la caresse et la surprise. Les choses ne sont pas un donné dont tu peux te saisir ici et maintenant, ni tenir dans tes mains, mais un don qu'il te faut caresser avec respect pour entrer dans leur mystère. Les choses ne sont pas devant nous comme des questions sans réponse. Les choses et les mots sont là pour nous ouvrir au questionnement. Mais sortir des images et des représentations apprises à l’école de la république ou au catéchisme dérange. Qui ? Les esclaves et les bourgeois endormis dans les discours tout fait, prêt à porter. Ca te dérange mais ça te réveille ! Certains n’aiment pas cela. Et ils préfèrent dire : « Dormez bonne gens . Dormez donc, si vous n’aimez pas la vie nomade, l’errance et le désert ! Retournez à la vie d’esclavage et à vos représentations pharaoniques. » Ce qui est vraiment révolutionnaire, chez Moïse, comme chez tous ceux qui l’ont suivi, et chez les rares qui le suivent encore, c’est le questionnement. La seule nourriture, en ce lieu désert, celui des mots et des images, plus terrible encore que celui du Sinaï, c’est le questionnement, toujours et sans cesse repris, toujours ouvert à l’infini. La manne " Manou ", en hébreu, veut dire " qu’est-ce que c’est ? "la manne c’est une question dont il faut se nourrir l’esprit chaque jour, et on ne peut la garder, car sinon elle pourrit. Les questions que l’on n’ouvrent plus, surtout celles que l’on n’ose pas se poser, pourrissent. Non seulement, elles pourrissent elles-mêmes, mais elles nous pourrissent la vie et surtout notre âme et notre esprit.

Mais si tu oses cette difficile liberté , alors ta vision du monde aura changé, comme pour les grands peintres comme Cézanne, Matisse, Braque et Tal Coat. Ton monde, alors, s'ouvre comme un puits sans fond, un abîme sans limite, sans représentation qui puisse clore le champ ouvert par les images et les mots, les représentations infinies dans l'espace, le temps, et les cultures. Au lieu de rester" devant ", tu es invité à entrer toi-même" dedans ", c’est-à-dire dans le jeu, celui des mots et des choses. « Jamais devant, toujours dedans », ne cessait de répéter Tal Coat. Si tu joues ce jeu, si tu réponds à l'appel des choses et de leurs représentations, si tu sais attendre et caresser les choses et les mots, sans les prendre ni les enfermer dans les grilles de tes représentations, dans les barbelés de tes interprétations déjà acquises, si tu commences par les caresser sans les violer, alors elles se mettront à parler. Oui elles te parleront! Si tu sais prendre du recul, jouer, jouir et ouïr, dire oui au dialogue avec les choses, être dedans, jamais devant, alors ces objets inanimés. Elles qui semblaient mortes, se remettront à vivre, elles se lèveront belles et nues dans la virginité de ton regard devenu pauvre, vide de toute représentation. C'est ton regard qui les ressuscitera et qui leur donnera vie.

Consentir à l'échec de toute représentation, c’est passer à travers tous les miroirs brisés des représentations, consentir au vide est la porte qui ouvre sur l’autre bord du miroir. S'il faut mourir pour voir Dieu, en tout cas pour voir l'autre bord du miroir, il faut mourir à tes anciennes représentations. Pour voir les choses et leurs images comme un don et non plus simplement comme un donné, il faut mourir à la prise de vue, au déjà vu. S'il n'y a pas ce détachement, il ne peut y avoir cet attachement à l’essentiel caché là au cœur des choses. Sans cette déprise, le miroir des choses est une méprise. Si tu n'entres pas dans la surprise de leur surgissement, si tu ne brises pas tous ces miroirs, tu ne peux passer par cette porte étroite entre le visible, le lisible et l'invisible. L 'Un-dit-cible est la cible, c’est à dire le but, le sens du sens au-delà de toutes les images en miroir. L'indicible ne s'ouvre que dans le non-dit, le silence sonore et la nuit lumineuse du vide. L'invisible ne se laisse voir que dans le non-vu. Mais cet indicible avait besoin du" dit-cible ", comme l’invisible du visible, comme la non dualité a besoin de la dualité pour advenir en nous. Comme nous avons besoin des choses pour voir, du " dit " pour entendre le non dit, il faut toujours ouvrir la parole à l'infini qui s'ouvre dans l'entre deux de ses représentations. Le faire, le voir et le savoir ne s'opposent pas, ils sont là pour nous conduire sur le chemin du non-voir, du non-savoir et du non-agir. Plus tu sais, plus tu te rendras compte que tu ne sais rien ! ou pas grand chose. Pour vivre cette difficile liberté, il ne faut pas s'enfermer, ni dans son propre « dit », ni dans les « on-dit ». Plus tu fais de choses et surtout plus tu fais de discours sur les choses et parfois sans faire les choses que tu dis, plus tu prends conscience de la relativité et de la distance entre tes discours et ton action, entre la vie et ses représentations, entre les choses et les mots. Plus tu avanceras sur le chemin de la vie, plus tu approcheras de la porte de la mort et plus tu entreras dans cette déchirure du Rien. Alors tu seras pris de vertige, et pris par le vertige du néant, celui de nos représentations, mais surtout par celui du sens même de notre vie. Alors tu entreras dans ce ravin de ténèbres, celui de l'angoisse, au bord du miroir de la folie et du mensonge de tous nos discours. Plus tu perdras pieds, plus tu perdras tes références et tes racines, plus tu entreras dans le silence des mots, plus tu deviendras capable d’entendre la musique des choses. Alors ta terre, ta race, ta culture , et même ta propre histoire, ne sont plus tes seules origines. Alors tu deviendras libre pour prendre racine dans un autre monde, celui de ta divine origine.

Alors tu découvriras que tu es un autre, Tu n’es plus d’ici. Tu n’as plus de main-tenant, tu ne tiens plus à rien, tu peux lâcher tes amarres, tu n’as plus de lieu d’origine, tu deviens un étranger sur ta propre terre, tu découvres en toi une origine qui n’est pas toi, qui est en toi et qui vient d’au delà de toi, une origine qui n’est pas enfermée dans le fini des choses et des images. Tu n’es plus enfermé dans le monde de l’action et des représentations. Tu te découvres une origine infinie, tu n'as plus de lieu, de terre, de culture, de références ; ton monde se dérobe sous tes pieds. Tu n'as plus lieu tout simplement; c'est dans l’échec et la mort de ces dualités que peut naître alors quelque chose de neuf et de véritablement vivant. Mais, ici, c’est-à-dire là-bas, de l’autre coté du miroir, en ce non-lieu et ce non-temps, quand les choses ne sont plus seulement des choses, qu’elles deviennent plus qu’elles-mêmes. Alors les images et les mots ne sont pas seulement des représentations limitées, elles ouvrent sur un monde nouveau, un monde de présences et d'absences, un monde de relations entre les mots et les choses. Tu peux dire que tu es mort au monde ancien, celui des choses et des mots, celui du faire et du savoir. Tu es né à un nouveau monde, le monde de l'entre-deux, ouvert par la déchirure du rien.

« La gaîtée manque au grand roi sans amour; La goutte d'eau manque au désert immense. L'homme est un puits où le vide toujours Recommence. » Victor Hugo, Les Contemplations, , Aurore, I,  Poésie/Gallimard, p. 34

 Dans cet " Ouvert " du Rien, qui est l'univers de la non-dualité, dans la nudité de l'art des mots et la nullité de toute représentation, tu accèdes alors à la non-dualité. C'est dans la déchirure du faire et du dire que l’œuvre peut naître en toi et de toi, de cet au-delà de toi-même. C'est dans la prise de conscience de l'écart entre le faire et le dire que tu accèdes à la déchirure, au Rien qui ouvre sur l'au-delà du miroir. C’est toujours l’infini qui se voile et se dévoile quand le fini se déchire dans l’entre-deux de nos représentations, dans l’écart entre deux mots, deux images, deux gestes, deux personnes en vis-à-vis. Quand se déchirent les grilles de lectures, quand tombent les murs du déjà-vu, quand sont arrachés les barbelés de nos représentations et que les miroirs sont brisés, la parole pauvre et nue peut naître. L’enjeu de ce jeu est un autre jeu, celui où le jouer devient le sujet et l’objet, et donc l’enjeu du jeu  de toute communication humaine; et c’est Toi, le sujet qui s’ouvre à son nouveau" JE ". Pour devenir toi-même et sortir de ce petit ego préfabriqué par une culture et un milieu, pour naître à toi-même comme un autre , il faut changer ton regard.

En ce non-lieu, en ce non-temps, dans l'En-dehors du temps et de l'espace, s'opère le miracle de cette transmutation. Mais, ici, il faut consentir à se coucher dans le lit de l'histoire et à mourir nu sur la terre, pour accoucher de ce nouveau regard, de l'autre coté du miroir des choses et des mots. Derrière le miroir, il n'y a pas que du néant, il y a ce « presque rien ». Il y a le Rien ; mais ce Rien n'est pas rien, il est…, l’être qui donne le mouvement et la vie aux choses et aux mots. Il est l'autre face de la vie et de la mort. Il est la parole qui engendre les mots et les choses. Dans leur divine origine et dans leur éternelle naissance les mots et les choses adviennent au monde. Elles naissent comme toi et moi, de cet autre face du monde qui est là…  présence réelle et agissante  dans l’Ouvert , dans cette béance et cette plénitude du vide.                           

 

François Darbois


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