Un Autre Regard,

L'art de s'émerveiller d'un rien

Conférence donnée à Embrun en Décembre 1997

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1. L'étonnement

"VOIR"

 

1.1 Du sommeil à l'éveil

1.2 L'éveil ou le choc du réel

1.3 Au delà du visible du ? au !

2. L'exode du regard

"NON VOIR"

 

2.1 L'œil écoute la leçon des choses

2.2 La traversée des illusions

3. Leçons des ténèbres

"s'abîmer dans le non-voir"

3.1 le coup terrible du néant

3.2 l'attente : un appel à venir

3.3 un jeu dont l'enjeu est un autre

4. L'émerveillement

"revoir autrement"

4.1 A l'école du ravi 

4.2 La naissance de la parole

4.3 L'indicible présence

Conclusion

 L'art du Rien

 bibliographie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

Parler aujourd'hui d'émerveillement peut sembler une folie, mais cette folie n'est-elle pas la plus grande sagesse devant la désespérance de ce monde? L'émerveillement, en effet, n'est pas un luxe, ni même, la part des sots, mais peut-être, la plus haute vocation de l'homme. Car la connaissance en son sommet n'est pas accumulation de savoir mais fraîcheur du regard. N'est-ce pas le secret de la véritable intelligence, celle qui est cachée aux sages et aux savants, mais donnée aux simples et aux enfants. L'émerveillement est à l'origine de toutes les grandes découvertes, de toutes les grandes créations artistiques ou scientifiques. "Tout savoir, pour Maurice Zundel commence par l'émerveillement, par ce coup de foudre de l'admiration dont l'écho affaibli persiste encore dans le verbe s'étonner qui signifie originellement être frappé par le tonnerre." Toute l’histoire de la philosophie, depuis les Pré-socratiques jusqu’à Heidegger tourne autour de ce mystère de l’étonnement devant le sublime de la vie. "Avoir l'esprit philosophique, écrit Schopenhauer, c'est être capable de s'étonner des événements habituels et des choses de tous les jours." Einstein disait :"Celui qui a perdu la faculté de s'émerveiller et qui juge, c'est comme s'il était mort, son regard s'est éteint."

Nous retrouvons chez tous les grands hommes cette illumination du regard. L'homme devient génial quand son moi ne fait pas écran entre le réel et la vérité; Par leur avoir, leur pouvoir, ou leur savoir, les hommes se rendent aveugles. Pour voir la beauté quand elle passe sous nos regards, comme l'aveugle de Siloé, il faut laver son regard de toutes images et représentations anciennes. Tout homme est un aveugle qu’il faut guérir de sa cécité. Pour voir autrement, il faut se rafraîchir le regard. Notre regard est toujours marqué par notre histoire, entaché de nos peurs et de nos désirs de pouvoir il n’est pas toujours gratuit et innocent. Avoir un regard toujours neuf ne veut pas dire naïf, il y a émerveillement et émerveillement, celui de l’enfant n’est pas celui du vieillard; il ne s’agit pas ici de faire l’économie de la critique, mais de savoir la dépasser, car la critique de la critique, c’est de continuer à s’émerveiller comme un enfant même si on est lucide comme un adulte, sinon on tombe vite dans l’absurde et le désespoir. S'émerveiller, c’est de dépasser le rien, et espérer qu’au-delà du rien, il y a quelque chose plutôt que rien, et ce petit-rien n'est pas rien parce qu'il change tout. Mais rien n’est aussi fragile car il est soumis à la loi du tout ou rien. Ne sommes-nous pas aveugles à la merveilleuse fragilité de son surgissement?

Mais pour franchir ce pas, et trouver ce que l'on n'a pas encore découvert, il faut sauter dans le vide et accepter de perdre pied. Tout regard est donc un exode, une prise de distance entre ce qu'on voit, ce que l'on sait et ce qui est devant nous. Entre le choc de l'étonnement et l'émerveillement, il y a un long chemin de silence et de questionnement, pour se libérer de la confusion et de l'opposition entre le réel, l'imaginaire et le symbolique. Il y a un long travail de relecture, de séparation, pour voir que le réel-visible n’est pas un écran, mais un écrin. Le réel n'est pas un mur ni une barre qui nous bouche l'horizon, mais un sanctuaire qui nous ouvre sur l'infini. L’émerveillement est comme le Sphinx des Pyramides, " une énigme, un mystère, douloureusement irritant, " écrit Simone Weil. Baudelaire écrit que dans cette expérience, l’artiste se trouve sur un " trône comme un sphinx incompris ". Mais pour entrer dans ce sanctuaire du réel, il faut passer, non pas devant le sphinx, mais entre deux lions (les gardiens du seuil: qui peuvent représenté l’ambiguïté du mystère du beau, qui produit à la fois l'angoisse du vide et le silence émerveillé devant ce " je ne sais quoi, ce " presque rien " qui change tout.

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1. L'ETONNEMENT

 

1.1 Du sommeil  à l'éveil sous le choc du visible

 

L'homme d'aujourd'hui tombe volontiers dans l'erreur de croire que tout peut être expliqué, qu'il n'y a plus de mystère. Et que l'émerveillement ne serait que l'effet de la nouveauté sur des esprits ignorants." "Celui qui parvient au stade où l'on ne s'étonne plus de rien, écrivait Max Planck, prouve simplement qu'il a perdu la faculté de réfléchir et de raisonner". L'humanité occidentale périt de cette perte du sens du merveilleux, qui est une confusion entre problème et mystère. Elle a perdu le sens du réel, en confondant réel, imaginaire et symbolique. L'idolâtrie des choses ou des idées, et maintenant des images, est une vieille tentation de l’humanité! Husserl disait déjà au début du siècle, que l'humanité a perdu le sens de la vie concrète. Or plus la science avance plus les hommes se spécialisent , plus la vérité de l'homme s'éloigne et se disperse en multiples vérités, et plus les hommes sombrent dans le sommeil et l'oubli de l'être, comme dit Heidegger. Car la Vérité n'est pas quelque chose que l'on peut saisir, mais quelqu'un que l'on peut rencontrer. Elle n'est pas quelque chose que l'on peut voir , ni un problème que l’on peut poser devant soi, mais un mystère dans lequel nous sommes plongés, celui de la vie.

 

1.2 L'éveil ou le choc du réel

S'étonner, c'est se laisser surprendre par les choses les plus simples de la vie. L'étonnement commence par un coup de tonnerre qui nous réveille de nos habitudes de voir ou d'entendre. Le choc du réel nous déstabilise et nous met en mouvement. Il déclenche un processus de questionnement, il déconstruit un ordre établi, il désorganise pour que notre esprit réorganise une nouvelle façon de voir. Après un tel choc, on se surprend à voir autrement. Face au sublime, Kant évoque ce " trouble d’embarras qui saisit le spectateur ". Le coup de poing de l’étonnement provoque une blessure dont on ne guérit qu’en passant de la méconnaissance à la reconnaissance. Ou l’on se détourne ou l’on se retourne vers l’Autre. Il y a un choix, et donc une conversion du regard dont dépend la surprise et la joie du jamais-vu qui fait naître un désir de voir un peu plus loin.

L'esprit d'émerveillement ici ne s'oppose pas à l'esprit critique, ils sont deux modes complémentaires de penser. Pour s'émerveiller, il faut être disponible, libre de ses certitudes comme de ses incertitudes. Comme l'écrivait un rabbin: "Les communautés humaines meurent de leurs certitudes." Quitter ses certitudes, c'est l'art du rien, et c’est le plus difficile, c'est un saut dans le vide au delà des croyances et des incroyances.

Notre regard est limité par l'horizon de nos montagnes, celles de nos peurs, de nos égoïsmes et de nos croyances. "Ce qu'on sait de quelqu'un, écrit Bobin, nous empêche de le connaître. Ce qu'on dit, en croyant savoir ce qu'on dit, rend difficile de le voir." On croit voir plus qu'on ne voit. Il y a toujours un écart entre le croire et le voir. Pour voir plus loin, il faut commencer par douter de ce que l'on croit voir. Il faut se laisser blesser comme le poète qui" a toujours raison qui voit plus loin que l'horizon." Car écrire, pour le poète signifie briser une cloison, percer une fenêtre dans un mur, c'est toujours dévoiler quelque chose qui se cache. "Le poème se présente toujours comme un éblouissement."

C'est pourquoi, il faut profiter de tous nos temps libres, non pour aller à l'université mais pour faire l'école buissonnière, et partir en montagne, à l'écoute des arbres et des rochers, comme disait Saint Bernard, ils t'enseigneront plus de choses. que les professeurs d'université." En montagne, la nature nous invite à prendre de la hauteur, à passer des vérités de la plaine à celle des sommets.

1.3 Au delà du visible

Pour voir un peu plus loin, il faut toujours monter un peu plus haut. Il faut oser ouvrir de nouvelles questions, changer de point de vue. Voir qu'au-delà des jeux de perspectives, les différences ne sont qu'une affaire d'ombre portée d’un seule et même réalité. Toute perspective est une distorsion du réel. Le réel passe infiniment le réel tel qu'on se le représente. Au delà de tous nos discours, de toutes nos croyances, il y a une lumière qui se cache comme le soleil derrière les nuages de nos doutes et les montagnes de nos certitudes. Mais l'au-delà dont on parle ici, n'est pas un ailleurs ou un après mais un au dedans ici-maintenant.

Si parfois nous ne voyons plus rien, cela ne signifie pas qu'il n'y a rien derrière ce rien! Parfois il faut savoir attendre dans la nuit du rien et lever les yeux pour voir un chamois sur une arête. Si le monde nous paraît absurde, ce n'est peut-être pas le monde qui est absurde mais notre regard sur le monde, disait Gaston Berger. Nos illusions d'optique font que nous prenons le réel pour un mur, un écran ou un miroir, comme Narcisse, alors qu'il est une fenêtre et un vitrail dans un sanctuaire. Comme les hébreux au désert, ne nous fabriquons pas avec nos discours et nos images des idoles qui nous empêchent de voir plus loin. Le petit écran de la télévision n'a-t-il pas souvent remplacer la vision de la vie concrète. On croit parce qu'on a vu à la télé, comme dans le temps, on croyait parce que monsieur le curé l'avait dit le dimanche. L'illusion n'est-elle pas pour beaucoup de nos contemporains, plus vrai que le réel?

Heidegger écrivait: "L'acte de voir est la seule vérité. Il n'y en a pas d'autre. Si je sais regarder un arbre, un oiseau, un beau paysage ou le sourire d'un enfant tout est là. Je n'ai plus rien à faire de plus. Mais cette vision de l'oiseau est à peu près impossible à cause de l'image que l'on a construite non seulement quand il s'agit de la nature, mais aussi quand il s'agit de nos semblables. Et toutes ces images nous empêchent véritablement de voir et de ressentir"

Regarder, c'est garder, c'est monter la garde, non pour prendre l’autre en flagrant délit mais pour se laisser surprendre. Regarder, c’est devenir gardien de l'être, c'est veiller dans l'attente d'une "sensation vraie" comme dit Cézanne. " Une once de réel suffit pour qui sait voir ", écrit Bobin dans le Très Bas. Mais nous sommes aveugles et sourds aux appels de l’être. Nous ne souffrons pas comme disait le poète Holderlin d’une myopie, mais d'un manque de lumière. Mais la guérison ici est de savoir faire de ce manque de lumière une attente, pour devenir capable de l’accueillir quand elle pourra naître en nous.

Notre regard a ce pouvoir miraculeux, non de voir les anges, mais dans l'apparaître des choses, de soulever le voile de leur être. Regarder quelqu'un ce n'est pas seulement fixer son regard sur son corps pour le prendre en flagrant délit. C'est être attentif à ses émotions, à son intelligence et à ses joies. Au delà du visible et de ses représentations, il y a un autre pays. " Il ne faut pas prendre la carte pour le terrain et l'histoire pour l'événement, disait Ch. Péguy. "Tout cela n'est pas si simple, ni si vide, tout cela nous regarde" Et c'est justement cela qui change tout. Entre le regard du juge et de l'artiste, il y a un rien qui change tout. Regarder n'est pas seulement regarder, mais "se laisser regarder". Ce sont les choses qui nous regardent; elles attendent notre regard, notre sourire ou notre mépris. Regarder se vit toujours en première personne, on ne voit pas pour les autres. Regarder, c'est prendre le risque de l'interprétation. Les "on dit" ici sont toujours menteurs.

Ce "regard vers l'être n’est pas un regard vers soi mais un regard vers l'autre, non vers l'étrange et le mystérieux, mais vers l'étranger, dans le respect de son mystère, c'est à dire de sa liberté. et de sa différence.

 

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2. L'EXODE DU REGARD

Entre le choc de l'étonnement et la terre promise de l'émerveillement, il y a un long chemin d'exode, où notre esprit s'éveille et où notre regard se libère. Pour voir en vérité l'autre, il faut se libérer de ses peurs, des dangers réels qu'ils représentent, et surtout de la tentation de les dominer. Pour libérer le dialogue avec les autres ou fraterniser avec les choses, il faut prendre non pas le chemin des "on-dit" mais du non-dit, du non-vu, du non-entendu. "Va là où tu ne peux; vois où tu ne vois pas. Ecoute où rien ne bruit; tu es où un Autre parle"

Celà s'apprend au contact de l'étranger; de celui qui par sa culture, son âge, son expérience voit autrement. Mais cette formation du regard à l'école de l'autre est une entreprise qui demande du temps: celui de la surprise, de la prise de distance et de la déprise de soi, Le temps du silence, celui du dialogue puis de la rencontre.

2.1 L'œil écoute le silence

L'émerveillement naît d'abord du silence, et il conduit au silence. Ce silence de soi est la première condition de sa manifestation. Le silence est la trace en nous de l’émerveillement; et celui-ci est proportionnel au silence qu’il fait naître en nous. Quand l'œil écoute la musique du silence, l'esprit perçoit la mélodie secrète des choses, celle que le Verbe chante à travers toute la création. Le silence et l'émerveillement accomplissent ce miracle de nous introduire dans le dialogue avec un au-delà du visible et du lisible. Avant qu'une parole puisse naître notre vision n'est que "Tohu bohu", et notre esprit n'est qu'un chaos informe de croyances, d’" on-dit ", Rachi dans son commentaire de la Genèse: traduit "Tohu" par étonnement ou stupéfaction, et "Bohu" par vide et solitude. Le ‘étonnement du vide et la stupeur de la solitude sont toujours attentre d’autre chose, le vide appelle le plein, et la solitude, la rencontre de l’autre.

Le silence de l'homme est le premier pas vers la parole cachée dans le silence des choses. Car les choses sont plus que des choses, elles sont des boites vides qui contiennent toujours d'autres boites. Elles sont là en attente d'un regard, qui veuille bien les ouvrir. Les choses sont des tombeaux vides, remplis de mille présences. Leur vérité se tient dans la pure éclaircie du tombeau vide de nos questions ouvertes. Regarder quelque chose, c'est aux questions qu’elles peuvent nous poser. Ce qui attire notre regard, c'est n’est pas seulement le comment mais le pourquoi des choses.

Le monde est un livre sous notre regard critique ou émerveillé. Voir, c'est ouvrir les yeux et prendre sa distance. Ne pas rester collé aux événements, aux personnes, aux choses, aux étiquettes qu'on leur colle.

 

2.2 La traversée des illusions

Voir est une épreuve avant d'être une preuve. S’émerveiller ne dispense pas de l’épreuve de la critique. Voir, c'est se laisser blesser par la vision du réel. Les mots sont trop petits pour dire ce qu'on a entrevu. Mais cette épreuve appelle des preuves, elle fait naître un désir, des questions. Cette blessure ouvre une béance qui engendre un questionnement. "Tous ceux qui parlent des merveilles, disait Aragon, leur fable cache des sanglots… Les gens prennent pour des roses, la douleur dont ils sont brisés."

 

Voir est un art de vivre mais surtout un art de mourir à ses anciennes visions du monde. Comme disait Socrate: "Qui sait si vivre, ici, n'est pas mourir? Et si mourir n'est pas vivre?" On ne voit bien qu'en s'oubliant, qu'en se perdant de vue. Dans la forêt des signes et des symboles, les vieux chemins qui ne mènent nulle part sont les plus courts chemins vers l'essentiel. Les chemins qui mènent à la clairière de l'être ne sont-ils pas ces Holzweg , ces chemins sans-issue. Renoncer, est la condition du dépassement. Le rien est la condition de la manifestation du tout de l’être. Il faut quitter ses anciennes façons de voir pour en découvrir de nouvelles. " L’étonnement, disait Shelling, est inséparable du vertige spéculatif où s’éprouve l’éfondrement de toutes certitudes "

 

L'art du rien est un chemin étroit et difficile entre l’absurde et la grâce de l’émerveillement. Si nous ne voyons plus la beauté du monde, si nous désespérons de tout, c'est peut-être qu'il nous faut aller voir un peu plus loin que le bout de notre nez et changer de lunettes? Car nous portons inconsciemment les lunettes de notre parti ou d'une époque. Ne voir que les contradictions ne nous enferme-t-il pas dans le monde clos de la rationalité. Refuser de le voir, nous enferment dans celui de la subjectivité égoïste. En ne regardant que les oppositions ne risque-t-on pas de ne voir que la face défigurée du monde en oubliant son coté transfiguré? Pour voir le monde autrement, il faut prendre du recul, de la distance, renoncer à juger ou à prendre, à tuer ou à asservir pour être libre de servir et de se donner. Pour s'émerveiller, il faut dépasser les logiques d'inclusion et d'exclusion pour entrer dans la terre promise du dialogue, de l'accueil de l'autre dans le respect et la distance. Mais cette logique de réconciliation des contraires et de coïncidence des opposés n’est pas encore la notre, même si elle est présente dans le Taoïsme en Orient et dans la philosophie d’un Nicolas de Cuse en Occident

 

L'esprit d'émerveillement et l’esprit critique ne s'opposent pas, ils sont deux formes complémentaires de notre regard sur une seule et même réalité. Mais ce réel est toujours au delà de tout ce que l'on peut voir, dire ou ressentir. La foi suppose un atheisme préalable, sinon elle risque de n'être que superstition ou religiosité frileuse. De même que la solitude est une étape essentielle de l'amour, le désespoir est souvent la porte de la béatitude de l'émerveillement, comme le montre André Comte Sponville. La véritable espérance est au delà des espoirs et des désespoirs humains. " La foi, écrivait Bernanos, c’est vingt quatre heure de doute moins une minute d’espérance. nous pourrions en dire de même de l’émerveillement

 

Par delà les illusions et les désillusions, il y a quelque chose plutôt que rien, mais ce rien est un saut dans le vide. La fin des grandes illusions scientifiques, politiques ou économiques n'a-t-il pas éteint et provoqué la chute des dernières étoiles qui illuminaient le ciel de notre esprit? Mais ce vide n'est-il pas en attente d'un plein, ce rien n'est-il pas l'annonce d'une aurore? Cette nuit du sens de l'existence n'est elle pas le commencement d'un lever de soleil sur un autre jour de l'homme.

3. LA NUIT OBSCURE

                    ...s'abîmer dans le non-voir

Pour libérer le dialogue avec les autres ou fraterniser avec les choses, il faut prendre non pas le chemin des "on-dit" mais du non-dit, du non-vu, du non-entendu. "Va là où tu ne peux; vois où tu ne vois pas. Ecoute où rien ne bruit; tu es où un Autre parle" écrit Silésius

3.1 Le coup terrible du néant

" Si je renonce au monde, écrit un philosophe taoïste, je peux m’élever porté sur le dos de l’oiseau de ma conscience et aller au delà dans l’espace errer au village de Nulle part et établir ma demeure dans le pays étendu du Vide. Soyez vide. Voilà tout! L’homme parfait se sert de son esprit comme d’un miroir où se reflète l’éternité. "

Ce coup terrible du néant nous fait perdre non seulement le sens de l'espace et du temps, mais aussi de ses représentations et surtout de notre propre identité. "Nous y perdons notre ici. , pour Maldiney. Nous n'avons plus de lieu. Nous avons plus lieu ". Donc l'identité du sujet est remise en question. "C'est par cette mort vécue dans l'instant que nous pouvons accéder à l'invisible"., écrit S. Weil Ce vide est le la matrice où l'homme devient ce "néant capable de Dieu".

3.2 L'attente:

…un appel à venir

Le réel n'est pas ce qui nous est donné dans un en-face sans distance que l'on peut saisir. Il n'est pas de l'ordre de l'attendu. "Quant l'inattendu se produit, il se découvre toujours déjà là." Mais c'est nous qui n'étions pas là, dans l'ici-attentif de son surgissement. " Mais, comme l’écrit Louis Lavelle, " il y a des esprits qui demeurent toujours spectateurs, qui se réservent toujours et n’entreront jamais dans le jeu. La passion ne les visite jamais. " Le réel est là, toujours déjà là et c'est nous qui ne sommes pas là. Il nous appelle à venir. Où là-bas, de l'autre coté de la nuit.

3.3 Un jeu dont l'enjeu est un Autre

                        un devenir et un advenir

Si nous ne voyons plus rien cela ne signifie pas qu'il n'y a plus rien derrière ce rien. S'il n'était que le passage et le voile qui recouvre la lumière invisible pour nos yeux? Ce rien n'est-il pas le lieu ou plutôt le non-lieu de cette transmutation de nos regards. Ce rien est la condition de la guérison de toute idolâtrie du visible comme du lisible et même de l'invisible. Comme l'écrit Martin Heidegger: "La présence efficace, quelle qu'elle soit, se tient dans la pure éclaircie du vide ou du Rien, lequel n'est pas un nihil négativum. Le vide n'est pas l'évacuation du monde, le Rien n'est pas l'anéantissement mais la condition qui en rend possible la manifestation." Par delà la subjectivité et l'objectivité des regards, il y a un autre pays, la terre promise de l'intersubjectivité. Ce rien est la clé qui ouvre la porte du royaume. Etre sans distance, sans jeu c'est être sans ouverture ni relation aux autres. Consentir au vide, c'est renoncer à la saisie conquérante et agressive pour s'ouvrir à la réalité qui se donne.

La finalité d'un regard, ce n'est pas de se regarder soi-même, ni de juger ou d'être fasciné par l'autre, mais de se laisser transformer soi-même. On ne voit bien qu'en respectant la distance nécessaire au dialogue et à l'écoute, à la naissance d'une relation transformante. Entre soi-même et l'autre, il y a un vide créateur, un abîme, une distance infinie entre ce que je vois, ce que je sais et ce qui est. Ce qui apparaît à la surface m'attire vers un fond sans fond où quelque chose veut naître. Nous sommes devant un abîme humain infranchissable. Mais cet abîme humain n'appelle-t-il pas un autre abîme? Par delà tous les possibles, l'impossible est là en train de naître. "La grâce comble, écrit Simone Weil, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c'est elle qui fait ce vide."

Ce vide n'ouvre t-il pas l'espace d’un jeu créateur, celui de "l'entre-nous". Cet "entre-deux" n'est pas une partie qui se joue à deux mais à trois. Par delà la fascination ou l'opposition, par delà l'esclavage et la guerre des regards, il y a une issue libératrice, il y a un troisième terme. Jouer et jouir , c'est être jouer et ouïr autre chose que la chose et ses représentations. Ce jeu est la source de toute création. Quand le monde cesse d'être visible et représentable, quand le sujet devient aveugle, alors il s'oublie et cesse de tout rapporter à sa volonté de puissance, alors il peut enfin percevoir cette présence éternelle.

 

L'enjeu ici est à la fois un devenir de soi et un advenir d'un troisième. Il y a de l’Autre qui advient dans l'événement d'un regard. Si l’étonnement nous couple le souffle, c’est qu’il nous coupe en deux, il sépare le moi du je, pour l’espace d’un troisième où comme disait Rimbaud: "Je est un Autre". Si les choses et les êtres nous regardent, si leur beauté ou leur laideur nous appelle et parfois nous blesse, c'est qu'elles attendent une réponse, un jugement ou une louange, et c’est toujours une parole, même si elle se dit dans le silence.

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4. L'EMERVEILLEMENT

4.1 Le berceau du regard

"Tu voyages beaucoup, écrivait Silésius, tu es à l'affût de tout; si tu n'as pas croisé le regard de Dieu, tu n'as rien vu." Où croiser ce divin regard sinon à la croisée du visible et de l'invisible, dans l'entre deux de leur surgissement réciproque? Et si Dieu était caché derrière ce voile du "rien". Si l'enjeu de ce jeu de cache-cache, était l'avènement de ce Tout-Autre. Si la béance des choses ouvrait l'espace au chant ou au poème, c’est-à-dire à la Parole. Et si l'art du rien, à l'école du ravi, était simplement l'art de s'émerveiller de sa naissance en nous?

Si les choses et les êtres nous regardent, si leur beauté nous appelle et nous effraie; n'attendent-elles pas une réponse? Jugement ou louange, n'est-ce pas toujours une parole qui attend de naître? Comme dit Cézanne: "Il y a devant nous un grand être de lumière et d'amour". et nos yeux restent fermés tant que l'amour ne les ouvre pas. Voir l'autre monde, celui de Cézanne, ce n'est pas fuir dans un autre monde, mais c'est prendre sa distance pour voir ce monde ci à la lumière d'un Autre. C'est revêtir les choses de beauté et leur donner un visage. C'est fraterniser avec elle. Alors tu peux dire comme Le Clézio, que tu as quitté un monde et que tu n'en as pas trouvé d'autre. Tu es parti, et tu n'es pas encore arrivé sur l'autre rive, celle où les choses et les mots deviennent invisibles et indicibles. Tu n'as pas quitté ce monde, simplement tu le vois autrement, non plus comme un mur mais comme un vitrail, en transparence. Tu le vois comme le berceau d'une invisible présence.

"Le monde est un livre. Qui sait lire sagement y trouvera le créateur subtilement manifesté." (Silésius V,86)

3.2 La naissance de la parole

"La parole serait née mille fois à Bethléem, écrivait Angélus Silésius, si elle ne naît pas en toi aujourd’hui cela ne te sert de rien". Mais comment trouver ce lieu où une parole vraie peut encore naître aujourd’hui? Nulle part, sinon en suivant l’étoile du Rien, celle qui est cachée dans le regard innocent et nu des enfants, des poètes et des artistes? Nos visions et nos représentations du monde peuvent-elles simplement descendre du ciel de nos abstractions, pour prendre chair aujourd’hui, sinon en descendant des arbres et des rochers, c’est-à-dire des choses.

Ce visible, sans la présence des mots devient vite inhabitable, mais dès qu’il s’habille de mots, il change, ou plutôt notre regard a changé car nous ne sommes plus indifférent aux choses. Les choses alors s’habillent, elle sont habitées d’une invisible présence et nous deviennent familières. D’étranges et magiques, ces étrangères peuvent devenir des amies. Dans leurs différences, elles s’ouvrent pour enfanter autre chose qu’une idole. Du mirage des représentations, des images et des mots, elles nous conduisent sur d'autres rivages, au miracle de leur naissance invisible.

Le visible porte l’invisible en son sein; il l’informe et le contient. L’homme fabrique des vases avec de l’argile, mais qu’est-ce qui en donne l’usage? Sinon le vide, nous dit un proverbe chinois. "Je suis le vase vide de Dieu, écrit Silésius, où il se répand. Il est ma mer et ce qui me contient."

Le vide du fini est, en fait un plein d'infini. Ce vide des choses est créateur, il porte en son sein l'infini. Il est porteur d'une attente et fécond de l'infini. Le monde n'est plus alors, ni un piège ni une illusion, mais la sublime allusion d'un autre monde.

Partir à la recherche des mots et trouver le langage des choses, c’est entrer dans le désert du vide et de l’informe d’un monde en genèse, celui de la Parole. Divine folie ou sagesse du rien? Mais ce rien devient tout au delà du rien quand le voile du temple du réel se déchire. Le visible est " un récipient vide où l’on peut cependant puiser, sans qu’il ait besoin d’être d’abord rempli. Il est sans fond, lui qui engendre toute chose en ce monde." Les choses sont là, elles nous attendent en nous faisant signe. C'est nous qui ne sommes pas là, et qui sommes aveugles et sourds à leurs appels à venir de l'autre coté, dans l'invisible de leur présence.

3.3 L’indicible présence

Où la parole peut-elle naître, sinon là où elle prend sa source: en toi, c’est-à-dire dans le silence et la nuit du rien, sur ces chemins qui ne mènent " nulle part ", où l’infini est caché sous chaque grain de sable. Mais ce lieu n’est pas un lieu, c’est le " non-lieu de toute création ". " Silence, ce lac à la surface lisse et impénétrable dans les profondeurs duquel submergés, les mots attendent " Le silence est la matrice de toute vraie présence, il est la divine origine de toute parole et la source d’où coule le fleuve des mots.

Ne me demandez pas non plus quand elle va naître? Je ne sais. Docte ignorance du "main-tenant"! Simplement croire à la main tendu du visible et dire oui sans voir. Ouïr et jouir dans la nudité de l’instant présent, du présent de la présence. Répondre au sourire de l’être dans l’apparaître des choses. Car la parole n’est pas quelque chose, elle est une indicible Présence derrière le voile des choses.

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Conclusion

 

" Si ton œil est simple, tout ton corps sera dans la lumière ". Si ton regard est vide, alors tout et même le " presque rien " deviendra lumineux. La lumière de l’émerveillement est en germe dans nos regards; elle est " porté par ce vide, cette déchirure du rien qu’est l’éclair de l’être ". Les mots les plus simples sont souvent les plus lumineux. C'est dans leur pauvreté que ils nous ouvrent leur porte; et c'est dans leur retrait qu'ils nous font une place que notre regard respire; c'est dans la nuit, qu'ils dévoilent leur vraie lumière. Alors ces regards, qui nous semblaient morts, deviennent vivants. Ces choses qui étaient limitées de tous cotés, éclatent à l'infini des regards et des lectures, elles deviennent présence sans limite. Quand les mots s’effacent et que les regards s’éteignent, qu’un grand silence enveloppe le mystère des choses, alors nous pouvons toucher et voir une Parole de lumière, en acte et en vérité. Admirable échange où Parole et homme s'unissent, matière et esprit se rencontrent sans confusion , ni mélange.

Quand les prisons de nos regards et les tombeaux des mots s'ouvrent, quand les barbelés de nos représentations sont arrachés, quand les écrans et les voiles de nos esprits sont déchirés et que les regard en miroirs sont brisés, alors les regards simples, pauvres et nus se lèvent et, sans appui, marchent à travers les murs. Comme les vitraux d'une cathédrale de lumière, ils dansent les mille couleurs des choses. Sur la montagne vide, par delà la grâce des mots et la lourdeur des choses, les mots se font silence-sonore, ténèbres-lumineuses, absence-présence. Folie humaine ou sagesse divine? La sagesse, ici, est d'abord, comme disait Alain, de connaître sa folie et de l'accepter, et de s'accepter non-sage. C'est la douce folie des enfants, des artistes et des saints qui nous invitent à "vivre en poésie", accordés avec cet au-delà, qui se voile et se dévoile dans le silence des choses comme dans les secrets de nos histoires. "Tandis que les autres se consacraient, pour en venir à bout, au plus proche et au plus tangible, lui, par sa voix, maintenait le lien avec le plus lointain et nous y rattachaient jusqu'à ce que nous fussions entraînés". Paul Claudel écrivait lui aussi:" Pour transformer le monde, il n'est pas besoin pour toi de la pioche, de la hache et de la truelle et de l'épée. Mais il te suffit de le regarder seulement avec ces yeux de l'esprit qui voit et qui entend."

Mais les poètes, comme les mystiques, ne sont compris qu'une fois qu'ils sont mort, car leur innocence insulte les vivants. L’amour jaillit toujours de l’émerveillement, il est sans pourquoi, écrivait Angélus Silésius, il fleurit. Nul ne sait comment? "

 

Art du rien, sourire de l’être

Divin retrait de la Parole à nos regards

passant mystérieux entre deux mondes,

gardiens du seuil des choses.

Coup terrible du néant,

leçons des ténèbres des choses

Appel à venir, advenir et naître à la parole

Alors dans le silence

d’un regard pauvre et nu,

la Parole sort dans l'Ouvert

du Tombeau-Vide des choses

mais ce dernier mot n'est jamais dit,

sinon par le silence!

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Eléments de bibliographie

 

C. Chalier, Sagesse des sens, l’écoute et le regard, Albin Michel,

A. Comte-Sponville, Traité du désespoir et de la béatitude, Puf, 1988

M. Heidegger, Les chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard

V. Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi, le Presque-rien, Point/Seuil

H. Maldiney, L’art, éclair de l’être, Comp’Act, 1993

J.L Marion, L’idole et la distance

J.L Marion, A la croisée du visible

J. Onimus, L’émerveillement, Puf

J. Onimus, Béance du divin, Puf, 1994

J.L. Chrétien, l’effroi du beau , Paris, Cerf, 1987

Kundera, l'art du roman, Gallimard

S. Weil, Attente de Dieu,

S. Weil, La pesanteur et la grâce,


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