"L'huitre perlière" 

( ou la souffrance de l'artiste)

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"Un artiste se promenait le long de la plage. Il regardait l'étendue de l'océan, et se mit à imaginer tous les voiliers qui voguaient sur la crête des vagues. Et il crut devenir bateau.

Il se mit à rêver à tous les navires qui dormaient, engloutis au fond des mers, et il crut devenir trésor d'épave. Il leva les yeux vers le ciel  et contempla les profondeurs célestes, et il crut devenir étoile. 

Puis, il sortit de sa réserve et se dit: "Je n'aurais pas assez de toute ma vie pour chanter le murmure des vagues, je n'aurai pas assez de tous mes pinceaux pour attraper les couleurs océanes, je n'aurai pas assez de mots pour raconter l'univers."

Et il se mit à pleurer. Il sanglota sur son coeur trop grand dans son corps trop petit. Il se lamenta sur le temps qui fuyait. Et surtout, il fondit en un déluge de larmes, honteux et se croyant seul au monde à avoir des idées si bizarres. Il se dit aussi qu'il ferait mieux de rentrer chez lui et de barricader dans sa maison, tous volets clos, pour ne plus voir le monde.

Il pleura tant et tant qu'il ne s'aperçut même pas que ses larmes avaient fait monter le niveau de l'océan, et que ses sanglots avaient provoqué une tempête. Les vagues roulaient furieusement des monceaux d'algues et de galets, et venaient lui lécher les orteils.

Il ne s'aperçut pas non plus qu'une huître, arrachée de son rocher par le flot tumultueux, se tenait à ses pieds et écoutait ses lamentations. Les pleurs de l'artiste diminuant, l'huître risqua une parole: "Tu as bien dit que ton corps était trop petit? Ton coeur trop grand? Tu vois le monde et tu voudrais l'embrasser tout entier. Mais ça ne sert à rien. Il faut faire le tri, tu sais! Ecoute-moi lorsque je m'affaiblis, là-bas, au creux de mon rocher, je ne le quitte pas pour autant. J'ouvre grande ma coquille et la mer toute entière vient me caresser et me nourrir. Je ne garde que ce qui m'est essentiel, ce qui est bon pour moi, et le reste, je le rejette, je le laisse filer, ce sera bon pour d'autres. C'est bien ainsi, que je deviens une belle huître, bien verte, bien coquillée, bien nacrée. Toute la mer est à moi, mais elle ne me fait pas de cadeau que de ce qui me fait vivre."

L'artiste écoutait, songeur. Puis il répondit: "Alors, si je comprends bien, tu es la mer entière, et pourtant, tu es toi, seulement toi, merveilleusement toi. Tu es un "concentré de mer" en quelque sorte. - en quelque sorte oui".

L'artiste sembla acquiescer. Et l'huître prit de nouveau la parole. "Tu voudrais bien attraper le temps? Mais que veux-tu en faire? Si tu l'arrêtes, autant il se fixe au moment où ton pinceau sera en l'air, ou quand ta toile sera mouillée sans que tu aies eu le temps de poser la couleur. Et tu auras l'air idiot devant ta feuille dégoulinante pour l'éternité! Et si le temps se fige au milieu de deux notes de musique, ta chanson ne sera jamais finie! Allez, va, laisse le temps couler, c'est mieux ainsi... 

Au fait, sais-tu l'âge que j'ai?"

L'artiste, surpris, garde le silence.

"J'ai l'âge du temps, reprit l'huître. J'ai l'âge de la mer, puisque je t'ai dit que toute la mer me caressait. J'ai l'âge de la mémoire du monde... et je m'en réjouis! C'est plein de trésors, une mémoire... Tu sais, une huître qui n'a pas vécu, c'est très creux, il n'y a rien dedans. Et je crois que c'est pareil chez vous, les humains...

Et si l'artiste ne sût quoi répondre, tant la sagesse de l'huître était grande. Après un long silence, l'huître pris pour la troisième fois la parole: "Tu as honte d'être un artiste... jouer avec les mots quand le monde est en guerre, tricoter des mélodies quand des enfants esclaves tissent des tapis; coucher des couleurs suaves sur du papier quand l'univers dressé hurle sa révolte? Tu te sens d'un autre monde, un peu malade, un peu fou... n'est-ce pas?"

L'artiste ne disait rien . Il baisait les yeux vers le sable. "Alors, écoute-moi, dit l'huître. Sais-tu pourquoi on me recherche. Parce que je fais des perles. On dit que c'est une maladie. Voila ... je suis malade, c'est vrai. Tant pis... ou tant mieux... les perles que je fais parlent plus haut que les canons, et vont orner le cou des jolies princesses. A moins qu'une d'elles ne dise sur l'annulaire d'une fiancée les mots encore im-prononcés de son bien-aimé. 

Oui, je suis malade... mais c'est la raison de mon oeuvre d'art à moi... et la condition de ma survie. sinon, il y a longtemps qu'un pêcheur m'aurait cueillie et gobée toute crue."

L'artiste se taisait en souriant. Et l'huître poursuivit, comme se parlant à elle-même: Je fais des perles et c'est inéductable. Si je refusais, je n'aurais plus qu'à sortir de chez moi. Je ressemblerai au Bernard-l'ermite, jamais chez lui, jamais lui-même, toujours couleur d'un autre... un peu menteur.

Puis se tournant vers l'artiste de nouveau, elle lui dit: "Va, habite ta maison. Ouvre tes volets et tes portes, mais ne quitte pas ton chez toi. Laisse entrer le monde en toi, puis...

de tes larmes, mouille ta toile... ton aquarelle sera douce...

de ton sang, écris les mots de tes poèmes, ils seront bien plus vrais...

de ton corps habité, grave dans l'espace des pas de danses éphémères...

de ton cri, fais jaillir la musique de ta propre naissance.

Tu es artiste, comme moi, je suis huître perlière... nous n'avons pas le choix... mais le monde nous recherche pour la beauté que nous offrons. Courage... 

*Et l'huître se tut.             

L'artiste souriait. Il balaya très lentement du regard, l'horizon et les vagues, le ciel et les nuages.

Puis il posa les yeux sur la plage. Des milliards de coquilles d'huîtres vides jonchaient le sable, inutiles. Et des pêcheurs s'affairaient au loin. Et lui, l'artiste restait debout, devant la mer.

A la place de l'huître qui avait disparu, il vit une perle, luisant sous le soleil. Elle était couleur univers; elle avait le parfum des profondeurs, elle parlait silencieusement la langue de l'éternelle beauté. Regardant encore la plage, l'artiste vit que l'huître avait écrit ces mots, en déposant son cadeau: "Courage l'artiste... à chaque jour suffit sa perle."

Dominique Lecoin

                  aquarelles de François Darbois

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@2002 F. DARBOIS dernière mise à jour le vendredi 03 novembre 2006 19:09