François Darbois

Entre les mots et les choses,…le silence

19/2/2002

RETOUR PUBLICATIONS

 


De l’autre coté ... la parole


Révision : 12 mars 2004 .

    Il y a un temps pour tout, un pour se nourrir des choses, un pour s’enivrer des mots, un pour partir à la recherche de l'autre coté des choses sur la trace des mots. Tout l'art des mots, c'est de nous mettre en route vers le secret des choses. Avec les mots, il y a un temps pour dormir, un pour s’éveiller. Il y a un temps pour vivre à l’ombre des mots dans la lumière des choses; il y a un temps pour s’éveiller à l'ombre des choses dans la lumière des mots; un pour le silence des choses dans l’attente des mots; un pour la joie des mots dans la passage d’un au-delà des mots, disparition de l'un et apparition de l'autre, mais surtout éclat de leur passage. Le génie des mots, c'est de nous transmettre la lumière invisible des choses. Le poids des mots est proportionnelle au silence qu'ils font naître en nous. Les mots ne sont là que pour purifier notre esprit et rafraîchir notre regard sur les choses.

Entre le bruit des mots et le silence des choses, "il y a" la musique silencieuse qui émergent et vient briser la clôture de nos paroles. Les mots naissent du silence au contact des choses. Alors les choses attirent les mots pour nous jeter dans l’étonnement de l’apparaître et du pourquoi des choses! Du sens et du non-sens des mots, perdus dans l'Ouvert des questions, de l'autre coté des choses. Alors les mots livrent leur secret, ce " je ne sais quoi ", ce presque rien qui change l’eau en vin, et les mots vides en pleins. " En ce vide, nous avons l’ouverture à l’être et au Rien et nous co-naissons avec l’événement."

Il y a un temps pour mourir au monde des choses, un temps pour naître à celui des mots, un pour s'ouvrir à l’invisible coté des choses. Dans ce passage, il y a le temps du désir, le temps de l'attente dans le présent de tous les possibles. Il y a un temps pour faire des choses, un temps pour construire avec les mots, un pour se taire et retrouver le silence des choses et attendre la mort des choses et la naissance des mots. Il y a un temps pour dire, un pour faire. "Quand dire, c'est faire" avec des mots, ou "quand faire, c'est dire" des choses sans les mots, c'est le temps de l'attente ou celui du passage. "Déconstruisez les murs, les mots, écrivait Jean Sulivan, rebâtissez, maintenez l'ordre, faites-le craquer, je suis avec vous jusqu'à un certain point. Mais je suis aussi d'un temps où les mots ne servent plus à convaincre, à domestiquer. On peut seulement laisser la vérité pousser en soi et prendre toute la place." Avec les mots notre conscience s'éveille. Elle se met en chemin, les mots sèment à la fois le doute et le désir. Les mots sont appel, lumière à l'horizon des choses, blessure à l'aube d'une parole, distance qui permet le dialogue entre les choses et les hommes. Les mots engendrent le désir. Ils nous attirent dans l'aventure de l'esprit; au désert, ils nous montrent un chemin. Les mots, à la fois, séparent des choses et nous en rapprochent, ils sont appel à quitter le pays des choses, pour aller vers un pays que nous ne connaissons pas et qui est celui de la parole , cachée au cœur des choses.

I . A L’ORIGINE DES MOTS ET DES CHOSES

I.1 La divine origine des mots

 

A la source des mots, il y a un secret , celui du silence des choses et de leur solitude sonore où s’engendre la parole à l’horizon des choses. A leur contact, les mots jaillissent comme une lumière qui donne vie aux choses. "Au commencement est la relation" entre les mots et les choses, dans le silence éternel de la parole. Au commencement, au dedans des choses, par delà les mots et les images, est cette parole originelle, créatrice des choses. C'est elle que nos mots cherchent dans la nuit et l'errance. La parole est l'autre coté des choses. Elle est leur face cachée. Les mots sont comme des voiles dont nous habillons les choses; ils nous séparent des choses, en nous les voilant mais aussi en nous les dévoilant. Les mots sont des chemins vers la source des choses, ils ont ce pouvoir qui sépare pour unir.

 

I.2 - A l’Orient des mots, il y a un jardin, une source

 

Les mots nous mènent à ce jardin des origines. Et au centre du jardin des délices des mots, il y a un abîme. Entre les mots et les choses, il y a toujours un abîme, pas seulement un simple vide, mais un Vide créateur. Au centre de ce Vide, jaillit une source et quatre fleuves. Quatre fleuves qui coulent, entre les choses et les mots, dans le jardin du sens, ouvert à tous les possibles de l'interprétation. Alors les mots, comme de beaux instruments, se mettent à résonner dans l'espace et dans le temps, ils s'illuminent de toutes les couleurs des choses, et éclairent ceux qui cherchent dans la nuit un chemin, un lieu, pour reposer leur esprit.

Dans ce jardin, les mots sont des semences qui peuvent faire germer des épines ou des roses: la joie ou la tristesse, l'enfer ou le paradis. Les hommes regrettent ce bon vieux temps où les mots voulaient dire quelque chose. On pouvait leur donner une définition, les mettre dans nos greniers, les enfermer dans nos prisons. Mais les mots alors devenaient esclaves des choses et les hommes avaient faim et soif d’autre chose. Les mots esclaves ne rassasient pas. C'est l'épreuve des mots qui ne veulent plus rien dire, des mots qui disent le contraire d'eux-mêmes, des mots qui séduisent ou qu'on idolâtre. La terre des mots est devenue aride et sèche, sans repère et sans source. Il fallait marcher longtemps avant de trouver son propre chemin. Il y a des mots qu'on brandit et qui tuent. Il y a des mots qui blessent, d'autres qui guérissent, il y a des mots vides et des mots pleins. Mais avant d'être pleins, les mots doivent être vides. Et plus ils sont vides, plus ils deviennent capables de retenir l'eau, plus on peut les remplir et se rassasier à leur source, plus ils deviennent des passeurs de sens.

 

I.3 - Les mots ouvrent des chemins,

 

Dans ce jardin de la parole, les mots ouvrent des chemins, chemins de crêtes ou chemins creux, droits chemins ou détours par les collines, c'est selon le temps et l'humeur. Ce ne sont que des pauvres mots, mais ils permettent de marcher et même de flâner à l'abri des regards et des vents, vents de peur, d'angoisse mais aussi vent d'espérance et brise du désir. Les mots nous rassurent. Quand la nuit nous marchons, sans étoile et sans lumière, dans ce désert à la recherche d'une source où se rassasier, d'un abri où se reposer, les mots nous éclairent ou nous assombrissent, selon la façon dont on les cueille. Malheureusement, ils sont parfois des écueils où l'on se perd, mais aussi des ports d'accueil où l'on se met à l'abri quand les vents sont contraires. Quand parfois, on fait l'école buissonnière, les mots deviennent des maquis remplis de senteur et de bruissement de souvenirs et de présences cachées. A travers les mots, un regard émerge sur la vie et sur la mort, sur l'espérance ou la désespérance des hommes du désert qui se voilent et se dévoilent. Les mots sont des regards vides ou pleins, voyeurs ou voyants, ils ouvrent ou ils ferment, ils éclairent ou ils assombrissent le mystère des choses.

Sur la mer des choses, les mots sont des barques qui nous emportent sur l'autre rivage. Il y a des mots porteurs de grâces et d'autres d'angoisses, parfois ce sont les mêmes… mais quelque soient les mots, et les sens qu'on leur donne, ils nous conduisent de l'autre coté des choses, ils nous mènent toujours en un lieu quelconque où l'on se perd en les trouvant. "Les mots qui servent de support à la pensée, écrivait Jankélévitch, doivent être employés dans toutes les positions possibles, dans les locutions les plus variées. Il faut les tourner, les retourner sous toutes leurs faces, dans l'espoir qu'une lueur en jaillisse, les palper et ausculter leurs sonorités pour recevoir le secret de leur sens. Les assonances et résonances des mots n'ont-elles pas une vertu inspiratrice?… je me sens provisoirement moins inquiet lorsque, après avoir tourné en rond, creusé et trituré les mots, exploré leurs résonances sémantiques, analysé leurs pouvoirs allusifs, leur puissance d'évocation, je vérifie que je peux décidément aller outre…"

La parole, qui est la divine origine des mots, est trahie, bafouée, elle est crucifiée car les hommes ne savent pas ce qu'ils font des mots! Vendredi saint de la parole crucifiée entre les mots et les choses! Mais c'est justement là, dans le silence et dans l'enfer-me-ment des mots que la parole est libérée et que les mots sont sauvés. Quand les mots sont vidés de leur contenu, quand ils ne veulent plus rien dire pour nous, c'est là qu'ils s'éveillent à une autre vie, c'est là que les mots sont plus que des mots, ils deviennent des présences, ils s'éclairent d'une lumière nouvelle. Quand les mots sont libres de leurs vêtements, quand ils sont nus, vidés d'eux-mêmes, quand la parole qu'ils portaient péniblement comme un fardeau, est tombée sous le poids des maladies de l'esprit, des angoisses et des mensonges des hommes, quand les mots sont crucifiés sur la croix de nos silences et de nos mensonges, alors les mots redeviennent des êtres libres et créateurs.

I. 4 - De l’esclavage des choses à celui des mots ou l'exode du sens!

 

Entre l'esclavage des choses et la liberté de la parole, il y a la traversée du désert des mots. Le passage des mots est une porte étroite et angoissée entre le monde des choses et celui de la parole. Passer des mots qui enferment et qui tuent, aux mots qui libèrent et qui engendrent, cela demande un changement de regard sur les choses mais aussi sur les personnes qui écoutent les mots. Ce passage est un long voyage. Guidés par les mots-phares, les balises du langage, on peut éviter les écueils et les pièges du monde des choses. "Pour que le monde vous fasse signe il faut être libéré du souci. Es-tu libre disent les choses, disent les images qui dorment dans la chair du souvenir. Si tu es crispé sur un visage, le passé que tu n'as plus, la peur de l'avenir, elles se tiennent en elles-mêmes et s'effacent." Il faut oublier le savoir sur les mots et s'oublier soi-même pour que les choses se mettent à parler, pour qu'elles produisent des tonnes de mots. Il faut être pauvre comme un enfant pour que les choses vous confient des "mots joyeux, ruisselants d'espérance, comme des secrets d'amour".

 

Les mots ne sont pas une fin, ils ne sont que les instruments entre les mains de la liberté, celle de son auteur et celle de son auditeur. Le bon mot est celui qui est ajusté aux choses et aux personnes; le juste traitement des mots est dans leur retrait. Pour que les mots soient pleins, il faut que leur auteur soit vide. On ne force pas les mots. Ce lieu des mots est un non-lieu, un non-sens, un vide, un tombeau ou un puits; ils sont… et personne ne sait vraiment pourquoi. Ils sont d'ici et de là-bas, toujours étranges et étrangers aux choses, mais surtout aux hommes qui les écoutent et les disent; ils sont souvent loin et pourtant près des choses, ils sont toujours les mêmes et pourtant toujours différents; ils se cachent parfois derrière les choses, ils sont toujours à la fois, au dedans et au delà des choses.

Les mots sont ambigus, ils sont cela et en même temps le contraire, personne ne peut les enfermer dans un sens unique. Avec les mots, on peut toujours s'opposer, se diviser; les hommes se font souvent la guerre avec des mots. Alors les mots deviennent la source de tous leurs maux. Mais ce n'est pas de la faute des mots, eux, ils sont neutres, c'est seulement les hommes qui enferment les mots dans les prisons de leur langage, de leurs discours et de leurs dictionnaires. Les mots sont exploités, trahis, manipulés et utilisés, au lieu de servir à la réconciliation entre les choses et les hommes, ils sont servis et asservis, ils servent à la domination des hommes sur les choses, à moins que ce ne soit l'inverse. Les mots permettent aux choses de dominer les hommes. Avec les mots, les hommes se font souvent des idoles.

 

Alors l'errance des mots dans ce désert est infini. Le peuple des mots est toujours vagabond. Sans feu ni lieu, pauvre et nu, sans appui et sans vêtement, ils marchent vers la terre de la parole, peuple de passants. La force des mots est dans leur impuissance à dire le tout de la parole. Leur mission est toujours une démission. Leur richesse est toujours une pauvreté et leur silence est leur cri de victoire. Les mots sont des buissons, … de roses ou d'épines. Ils fleurissent, on ne sait pourquoi. Ils éclairent on ne sait comment! Ils brûlent sans se consumer! C'est le mystère des mots, à la fois signe de terre, d'eau, de vent et de feu, tel est leur pouvoir de transmutation des choses. Ils ouvrent une voie, balisent un passage, mais au delà, nul ne sait où ils vous mènent, sinon au désert, celui de la soif des mots. Par delà, il y a un pays où des mots coulent le lait et le miel, par delà le désert des mots, il y a la terre promise de la parole. Mais en attendant, "il n'y a que le désert, le "Rien". Mais ce rien: qu'est-ce? sinon la "manne" des mots, des mots vides, des mots usés qui ne paraissent plus nourrir l'esprit? Mais nos prophètes nous disent que ce " Rien " n'est pas rien, qu'il faut s'en nourrir, jour après jour.

 

II - Le vide créateur de la parole au delà des mots et des choses

 

Pour retrouver la liberté des mots, et donc leur esprit, il faut passer à travers la mer des choses, jusqu’au désert des mots. Alors le chemin des mots devient un chemin sans chemin, un chemin qui se perd dans les sables mouvants du sens; alors tu feras l'expérience du vide des mots, comme celui des choses. Mais c'est là que se cache leur mystère. Tu verras que les choses n'ont de valeur que par les mots dont tu les habilles. Les choses ne sont belles que dans la mesure où elles font jaillir des mots d'admiration. Les mots comme les images n'ont de beauté que par les choses qui les couvrent; tu découvriras alors l'empreinte des mots dans le silence des choses; ces mots te conduiront en ce lieu secret de la silencieuse Beauté. Mais attention, ce lieu est un espace sans limites, à la cime d’une montagne vide, sur la pointe du Rien. Là tu découvriras le royaume de la liberté des mots et de ceux qui comme Moïse, dansent avec les mots. Ce désert est un lieu sans-lieu d’être, un lieu d'errance, de pauvreté où pour se retrouver et trouver le sens des mots, il faut souvent se perdre et perdre l’usage des mots eux-mêmes; il faut longtemps marcher et parfois tourner en rond pour trouver un mot-source, un puits de sens, une oasis dans ce désert des mots.

 

II.1 - Le silence a toujours le dernier mot

Les hommes ont perdu le chemin du sens des mots. Il ne connaissent plus la joie et la force d’une parole authentique. Ils se sont enfermés dans des mots qui ne veulent plus rien dire et aujourd’hui ils se perdent dans des abstractions qui les rassurent mais qui les angoissent. Ils croient se protéger en s’enfermant dans la prison des concepts, des discours et des images stéréotypés, des paroles qui glissent sans vous pénétrer véritablement. Les mots ont perdu leur force de vie et leur pouvoir créateur, car les hommes ont créé un autre monde, celui des mots coupés des choses. Ils vivent dans l’abstraction des images et des mots qui ne transmettent plus de présence, qui ne communiquent plus aucune tendresse. Coupés des choses, les mots ne transmettent plus aucune présence.

Les mots sont usés parce que nous en avons abusé. Nous nous sommes servi des mots pour ne rien dire ou plutôt pour dire n’importe quoi et le contraire de ce pourquoi ils étaient fait. Les mots ne sont pas des outils de domination, des objets que l’on peut vendre ou des projectiles que l’on lance à la face des autres. Chaque mot est un cadeau que l’on donne et que l’on reçoit. Si les mots ne deviennent pas des sacrements d’unité entre les hommes, ils peuvent tuer. Les mots peuvent faire vivre ou mourir; ils peuvent servir la paix ou engendrer la guerre. Leur force est infinie. Alors les hommes font toute une montagne avec les mots, comme Abraham, ils quittent leur pays, celui des choses pour suivre les mots; ils sacrifient leurs anciennes idoles pour de nouvelle; comme Noé, ils s’enivrent avec des mots, comme Moïse, ils font de la liberté d'écrire, une prison pour les mots, un esclavage de la lettre. Mais la loi de la Parole est celle de la vie; elle est toujours brisée, car la vie ne se laisse pas enfermer dans la prison des mots; prophète ou législateur, par delà la loi et la liberté, il y a le vide au centre du jardin entre les mots et les choses.

Sur la montagne-vide des mots, les hommes ont peur; alors ils essaient de combler le silence par des mots; dans ce désert, les mots sont souvent des mirages. Ils donnent à rêver… Ils ne rassasient pas vraiment notre soif de vraie parole, celle qui se trouve ailleurs, au delà des mots et des choses. Si les mots ne donnent pas le désir de vivre aujourd'hui, s'ils nous font fuir le présent, les mots sont des illusions, ils sont des lettres mortes.

Mais au désert, les mots du silence deviennent des buissons, d'épines ou de roses. Ils fleurissent, on ne sait pourquoi. Ils éclairent, ils brûlent sans se consumer, on ne sait comment! C'est le mystère des mots, signe de terre, d'eau ou de feu, tel est leur pouvoir de transmutation des choses. Ils ouvrent une voie, balisent un passage, mais au delà, nul ne sait où ils vous mènent, sinon au désert, celui de la soif des mots. Par delà, il y a un pays où des mots coulent le lait et le miel, par delà le désert des mots, il y a la terre promise de la parole. Mais en attendant, "il n'y a que le désert, le "Rien". Mais ce rien: qu'est-ce? sinon la "manne" des mots récoltés dans le désert de silence? Mais nos prophètes nous disent que ce " Rien " n'est pas rien, que ce silence est une nourriture dont il nous faut nous nourrir, jour après jour.

RETOUR PUBLICATIONS

 

II.2 - L’invisible coté des choses

 

L’art des mots comme celui des couleurs, c’est l’offrande élevé sur l’autel de la communication humaine par la science du vide au pouvoir du rien. Mais c’est avec ces " petit-riens " de Mozart, où rien n’est petit parce que tout est porteur d’infini Ce rien est la plénitude suprême. Sur la montagne-vide des sons et des mots, au creux de leur silence, on peut voir l'invisible coté des choses. Car les mots deviennent médiateurs entre le visible et l'invisible. Entre les choses et nous-mêmes, il y a un jeu, celui de la lecture et de l'interprétation, espace des mots, des images, mais aussi des idées et des symboles, mais au centre de ce jardin, dans le puits sans fond du sens, il y a un vide, qui est un divin retrait de la parole caché dans les choses. Ce vide est le lieu et la condition de la parole vraie, "le lien fonctionnel où s'opère la transformation" des mots. Magie du Verbe, divine transmutation des choses en amour à travers les mots! Ce vide est la condition de la justesse et de la beauté des mots. Kierkegaard a écrit ce mot qui pourrait être l'exergue de cette méditation : "La proximité absolue est dans la distance infinie." Il faut une distance de respect, pour aborder le réel et c'est dans la mesure où l'on fait de soi-même un espace illimité que l'on atteint à la plénitude de la réalité

 

L'éclat invisible des mots, leur sonorité d'être, se manifeste dans les contrastes entre les couleurs, les images des choses dont parlent les mots. Les mots alors deviennent des lieux de rencontre, comme celui de Rachel avec Jacob. Ensemble, il faut les ouvrir pour puiser leur eau, et contempler tout leur éclat. Il nous faut briser les tables écrites, les conventions et même l'ordre des mots, soulever la pierre qui recouvre les choses pour qu'un sens nouveau jaillisse des mots. L'entrée dans la terre promise de la parole en portant l'Arche des mots advient comme un avènement, non plus comme un simple événement ni une libération, mais comme une naissance. Les mots deviennent des matrices où l'être-avec-les choses naît, les mots sont médiateurs de toutes grâces, de toute vraie présence des choses. "Les mots n'accèdent à la poésie que par le vide."

 

 

III - Danse avec les choses la Danse des mots!

C'est pourquoi, il nous faut apprendre à courir dans les mots, à jouer et à danser avec eux. On ne court pas après les mots, on ne les prend pas de force. Ce sont les mots qui nous apprivoisent, qui nous habitent. L'homme libre n'est plus l'esclave des mots mais un habitant des mots, habité par la parole. Mais pour jouer dans le monde des mots, il faut sortir de celui des choses, mais surtout ne pas rester collé aux mots eux-mêmes. Pour refaire le monde avec les mots, mais surtout pour le sauver par la parole, il faut non seulement se séparer des choses, mais surtout se libérer de soi-même et de l'idolâtrie. Triple passage de la création au créateur, des mots à la Vérité, de soi-même à l'Autre-coté de soi-même. Triple passage où l'homme doit mourir sur la croix du langage pour rendre l'esprit aux mots, pour retrouver les mots de l'intérieur.

Les mots ne s'utilisent pas du dehors, pour les comprendre il faut les habiter, se laisser habiter par eux. Pour rendre la liberté d'esprit aux mots et aux hommes, il faut parfois partir des mots et donc quitter son pays, son langage, ses esclavages, prendre sa distance et marquer sa différence. On ne s'identifie pas impunément aux choses, aux autres, ni aux mots! C'est la grâce des mots de nous guérir de l'envoûtement des choses, et c'est la grâce des choses de redonner aux mots leur vie. Les mots et les choses sont faits pour se rencontrer, pour entrer en dialogue. Dans leur rencontre, ils nous permettent de nous vider de nos illusions et de nos croyances sur les mots comme sur les choses. Ils purifient notre regard sur les choses, et notre idolâtrie des mots. La divine pédagogie des mots est une intériorisation progressive des choses, des mots et de nous mêmes. Les mots ne sont pas de simples données objectivables, ils sont des cadeaux, des dons intérieurs. Quand les mots sont morts, qu'ils ont perdu leur souffle, il faut passer du dehors des mots au dedans pour ressusciter leur sens. On ne peut jamais les réduire à une simple définition; certes, ils ont chacun leur histoire, leur géographie, leurs règles de vie. Mais la vraie vie des mots est ailleurs, elle se joue dans un espace de liberté non déterminé. Les mots ne sont pas simplement des objets d'analyse que l'on peut manipuler, décortiquer et analyser en laboratoire en les isolant du milieu où ils sont nés; les mots s'inscrivent toujours "dans un dialogue de sujet à sujet où l'intimité divine se fait jour dans la nôtre." Les mots nous permettent cette distance, ce "divin retrait" entre nous-mêmes et les autres; les mots, comme les choses font naître en nous un espace vide où le jeu devient possible entre les mots, les choses et le sujet parlant. Les mots ne sont ni des somnifères ni des tranquillisants, des barbelés ou des prisons de l'esprit mais des excitants, des vannes qui libèrent les énergies intérieures. Les mots sont des espaces vides et donc créateurs "où notre liberté respire". Les mots ajustés sont invitation au voyage, exode du sujet et du sens. Les mots ne sont pas seulement là pour nous assommer ou nous asservir, mais pour nous éveiller de notre sommeil, pour purifier notre regard sur les choses et nous libérer de nos esclavages. Le sens ultime des mots "ne se révèle-t-il pas, dans ce dialogue nuptial vécu et chanté par tant de mystiques, quand nous sommes guéris de nous-mêmes et affranchis de nos limites dans la respiration de l'éternel amour."

L'enjeu de ce jeu du langage passe par l'alliance des mots et des choses, au service de la libération du "Je", le sujet qui joue. L'enjeu des mots, c'est de donner existence au sujet en face des objets que sont les choses ou les événements. Les mots sont toujours une histoire à deux, entre la pesanteur des choses et la grâce des mots, il y a le jeu de l'entre-deux, qui est silence, rencontre de deux libertés. Le jeu de mots, alors, devient une danse avec les mots: mais dans ce jeu, il faut être un peu fou et donc créateur pour danser la danse des mots. Ce jeu est une semi-folie, une évasion vers le vrai? Jouer, rire, jongler et danser au rythme des mots, du vent et de l'eau sur les bords de la folie du sens, n'est-ce pas la sainte folie du vide et la sagesse divine du Verbe-créateur? Vide qui ouvre la porte du royaume et dans l'Ouvert, jette "un regard sur l'infini,", à l'horizon de la Parole?

 

III.2 - Entre les mots et les choses, une histoire d’amour

Les mots et les choses s'attirent. Entre les mots et les choses, il y a une complicité secrète. Les mots ne sont pas que les traces des choses; car les choses peuvent engendrer les mots et les mots permettent d'habiter les choses. Entre les mots et les choses, il y a une histoire d'amour. Le secret des choses se cache derrière les mots, les mots habillent les choses pour les recouvrir de tendresse. Les choses sont le berceau où les mots peuvent naître. Elles portent en elles des pages de mots pour celui qui sait les regarder avec amour. Mais pour que les choses parlent, il faut qu'il y ait un homme pour les regarder et pour les aimer.

A ce propos, Saint Bernard écrivait :"L’on apprend plus de choses dans les bois que dans les livres. Les arbres et les rochers t’enseigneront des choses que tu ne ne saurais apprendre ailleurs." (De considératione II, 19) Que nous enseignent les arbres et les rochers? Sinon à faire silence et à nous mettre à l’écoute des choses. Mais la poésie des choses reste incompréhensible pour ceux qui sont enfermés dans la prose. Que nous enseignent les choses sinon la simplicité du langage de la beauté? Que la parole peut naître à chaque instant dans un cœur qui aime. Mais elle attend notre disponibilité, notre regard émerveillé.

Ne perdons pas le lien entre les mots et les choses. C’est lui l’invisible lumière qui les illumine et leur vie. N’oublions pas la relation entre les signes que nous utilisons et les symboles qui devraient communiquer la vie. Les hommes savent-ils encore communiquer et se rencontrer derrière les mots? Ne se sont-ils pas vidés de leur âme. La parole serait-elle morte? Les mots et les choses ne seraient-ils plus que des tombeaux vides? La religion se serait-elle dé-humanisée dans une vision du monde désacralisée? La parole n’est-elle pas bafouée et crucifiée entre les mots et les choses?

Conclusion : Qui se cache derrière les mots et les choses?

Qui pourrait aujourd’hui redonner aux mots leur pouvoir de libération et à la parole sa puissance de résurrection?

Les mots comme les choses sont des énergies. Comme les personnes, on ne les comprend et on ne les communique qu’en les aimant. Les mots ne sont pas uniquement faits pour démontrer quelque chose, mais pour montrer quelqu’un. Les mots sont fait pour donner à voir l’invisible caché dans les choses. Ils ont besoin d’être caressés pour s’éveiller, d’être frottés ensemble pour laisser jaillir leur lumière. C’est dans le choc des mots que naît l’étincelle qui allume la flamme de la vie. Attention, sous la cendre des mots le feu couve. Il n’attend que ton souffle pour s’allumer. Alors ces mots qui étaient morts te redonneront la vie. On ne possède pas les mots, c’est eux qui vous saisissent. C’est la caresse et le souffle qui donnent vie aux mots, aux choses et aux hommes. Eux seuls peuvent engendrer l’autre et toi-même.

Écrire alors, ce n'est pas fuir dans un autre monde, mais, c'est se retourner pour voir les choses autrement. C'est revêtir les choses avec des mots, et les transfigurer par un regard; c'est donner un visage aux choses. Alors tu peux dire que tu as quitté un monde et que tu n’en as pas trouvé d’autre. Tu es parti et tu n’es pas encore arrivé sur l’autre rive, celle où les choses et les mots deviennent Parole. Tu n’as pas à quitter ce monde, simplement tu le vois autrement, parce que tu le vois en transparence. Parce que tu le vois non plus comme un écran ou un miroir mais comme une icône. Tu le vois comme un berceau de la Parole.

Donner un nom aux choses, c'est rencontrer un visage. Car les mots ne sont déjà plus totalement les choses. Les mots ne sont pas figés comme les choses, ils bougent, ils dansent. Ils ne sont pas uniquement des barrières que l'on dresse pour se protéger des choses et des autres, mais ils peuvent devenir médiateur entre les hommes et les choses. Les mots sont des sacrements qui donnent aux choses tout leur poids de présence et ainsi nous remplir d'un élan et nous communiquer leur joie.

Les mots ne s'opposent pas aux choses. Par delà la pensée magique et l’ensorcellement des choses ou des mots, il y a quelque chose plutôt que rien. Il y a de l’Autre et non du néant. Entre les mots et les choses, il y a un mystère, " il y a " quelque chose, plutôt que rien, mais ce rien n’est pas rien, au cœur du silence, les mots ne sont pas quelque chose mais deviennent Quelqu’un, une indicible présence dans l’entre-deux, un troisième terme que certains nomment esprit, muses ou Tao et parfois Dieu.

Entre la création et le Créateur, le christianisme nous dit qu’il y a le Verbe et l'Esprit, les deux mains du Père. La création est un livre. " Qui sait lire sagement y trouvera le créateur subtilement manifesté " écrit Silésius. L'homme a reçu le pouvoir de participer au mystère du Verbe Créateur, en contemplant le mystère des choses et en recevant la liberté de nommer les choses. Au delà du visible et des mots dont on revêt les choses, il y a Quelqu’un qui se dit; alors les choses ne sont déjà plus simplement des choses, elles deviennent des sacrements.

Les mots sont des colombes qui vont à la recherche de la vie. Ils sont comme les oiseaux, on ne les mets pas en cage, sans leur ôter le désir de voler le secret des choses. Les mots ont ce pouvoir magique de transporter les choses, ils se posent sur l’une, puis s’envolent. Alors le chant des mots se fait musique des choses. Un temps, ils viennent faire leur nid dans le maquis des choses, puis ils partent plus loin, habiter de leurs chants d’autres choses. " Si je renonce au monde, je peux m’élever porté sur le dos de l’oiseau de ma conscience qui ne s’appartient pas et aller au delà dans l’espace errer au village de Nulle part et établir ma demeure dans le pays étendu du Vide. Soyez vide. Voilà tout! L’homme parfait se sert de son esprit comme d’un miroir où se reflète l’éternité. C’est ainsi qu’il se rend maître des choses, loin de subir de leur fait quelque dommage "

La naissance de la Parole

Mais où trouver ce lieu où la parole peut naître aujourd’hui? Où trouver cette liberté, cette distance par rapport aux choses, qui permet à la parole de naître au creux d’une vie? Nos paroles peuvent-elles simplement descendre du ciel de nos abstractions, pour prendre chair aujourd’hui, sinon en descendant des arbres et des rochers, c’est-à-dire des choses? "La parole serait née mille fois à Bethléem, écrivait Angélus Silésius, si elle ne naît pas en toi aujourd’hui cela ne te sert de rien". Le visible porte l’invisible en son sein; il l’informe et le contient. Partir à la recherche des mots et retrouver le langage des choses, c’est entrer dans le vide et l’informe d’un monde en genèse, celui du Verbe. Ce Tao du Verbe est " comme un récipient vide où l’on peut cependant puiser, sans qu’il ait besoin d’être d’abord rempli. Il est sans fond, lui qui engendre toute chose en ce monde. …Il est semblable à une eau profonde qui jamais ne tarit." Le visible sans la présence des mots devient inhabitable, mais dès qu’il s’habille de mots, il change, ou plutôt notre regard a changé car nous ne sommes plus indifférent aux choses. Les choses alors s’habillent , elle sont habitées d’une présence invisible et nous deviennent familières. D’étranges et magiques, ces étrangères deviennent des amies. Dans leurs différences, elles s’ouvrent pour enfanter une parole.

Où la parole peut-elle naître, sinon là où elle prend sa source: en toi, c’est-à-dire dans le silence et la nuit, sur ce chemin qui ne mène " nulle part ", où l’infini est caché sous chaque grain de sable. Mais ce lieu n’est pas un lieu. " Silence, ce lac à la surface lisse et impénétrable dans les profondeurs duquel submergés, les mots attendent " Le silence est la matrice des mots, il est la divine origine de toute parole et la source d’où coule le fleuve des mots. La ronde des mots tourne autour de ce point immobile du vide.

Ne me demande pas non plus quand elle va naître. Je ne sais. Car la parole n’est pas quelque chose mais Quelqu’un. Elle est Présence de l’Amour au cœur des choses.

 

" Les mots sont les passants mystérieux de l’âme. "

 

Le passage par les mots et le salut des choses par la Parole.

 

Alors, par delà les dits et les non-dits des choses, la Parole se fait nourriture, pain des mots transformés en vie et en vin enivrant du langage transfiguré en lumière. Réelle présence par delà les mots et les choses, où "les dits de l'amour" adviennent dans le retrait des mots. Ultime mutation des choses, divine transmutation des mots, renversement de perspective et libération de la parole dans l'Ouvert des mots. Qui pourra dire la beauté des mots d'un Amour sans Limite, il faudrait des mots infini. Lire les mots jusqu'à l’éclat de leur silence, c'est faire éclater leur sens préfabriqués, pour faire jaillir un rayon de lumière et la source du sens. Il nous faut pour cela: "Peser de tout notre poids sur le mot le plus faible, afin qu'il éclate et livre son ciel." Tout ce que nos mots peuvent dire, ce n'est jamais qu'un pâle reflet de lui. Quand les mots ne sont plus des appuis l'esprit est libre au dedans des mots, quand les mots sont vide, réduits à rien, ou "presque rien" quelques lambeaux dans leur tombeau vide, quand les mots sont éclatés, alors la Parole peut rendre l'esprit des mots. Libérée du corps des mots, elle traverse portes et murs, invisible présence qui irradie les choses d'une lumière nouvelle.

Qui se cache derrière les mots? Qui se voile et se dévoile ici, en Passant? Sinon "un visage devant lesquels se voilent les anges!" L'art des mots se situe entre deux mondes, la matière et l'esprit, les choses et la parole. Il participe à la fois des deux et dévoile l'être des choses, "il crée de l'être", comme dit Bachelard, c'est un acte créateur. L'art des mots anticipe un avenir qui nous échappe, un monde qui n'a pas encore été, et c'est toujours sur les crêtes du futur qu'il nous conduit. " Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux, sombre peuple, les mots vont et viennent en nous, les mots sont les passants mystérieux de l’âme. … Il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu, car le mot, c’est le Verbe et le Verbe, c’est Dieu. "

La Gloire du Verbe et de l'Esprit est en germe dans les mots. Mais c'est dans leur silence, qu'elle rayonne. Les mots les plus simples sont souvent les plus lumineux. C'est dans leur pauvreté que les mots nous ouvrent leur porte; c'est dans leur rudesse, qu'ils donnent toute leur finesse et c'est dans leur retrait qu'ils nous font une place où notre esprit respire; c'est dans leurs ténèbres, qu'ils dévoilent leur lumière. Alors ces mots, qui nous semblaient morts, deviennent vivants. Ces choses qui étaient limitées de tous cotés, éclatent à l'infini des lectures, elles deviennent présence sans limite. L’heure est venue où la parole s’accomplit dans le silence des choses. Quand les mots s’effacent, qu’un grand silence enveloppe le mystère des choses, alors nous pouvons toucher et voir cette Parole de lumière, en acte et en vérité. Admirable échange où Parole et homme s'unissent, matière et esprit se marient sans confusion , ni mélange.

Quand les prisons et les tombeaux des mots s'ouvrent, quand les barbelés de nos idées sont arrachés, quand les écrans et les voiles de nos esprits sont déchirés et que les mots-miroirs sont brisés, alors les mots simples, pauvres et nus se lèvent et, sans appui, marchent, dansent. Comme les vitraux, d'une cathédrale de lumière, ils dansent les mille couleurs des choses. Sur la montagne vide, par delà la grâce des mots et la lourdeur des choses, les mots se font silence-sonore, ténèbres-lumineuse, absence-présence. Restitué au vide, les choses revêtent leur perfection et les mots sont habillés de lumière.

 

Docte ignorance du vide

qui réconcilie les contraires,

Divin retrait de la Parole,

derrière les mots, passants mystérieux

entre deux mondes

Pâques où la Parole sauve les mots

et les choses de la mort de tout discours

et même du néant et du non-dit.

Alors dans le silence des mots,

la Parole sort dans l'Ouvert

du Tombeau-Vide des choses

mais ce dernier mot n'est jamais dit,

sinon par le silence!

 

François Darbois

Retour accueil site darbois.francois   liste des publications

  Adresse de l'auteur :     François Darbois   

 "La Buissonnière"  ;     5, rue du Morgon

     05200 Puy Sanières 

courriel : francois.darbois@laposte.net     

Tel. & Fax : 04 92 44 28 93

 @2000-2003 François Darbois.   Tous droits   réservés

Création de cette page 12/11/2001                        mise à jour : 07 avr. 2006