Jésus et la Samaritaine

Promenade au bord du vide…  

Le vide médian comme lieu et condition

de la communication 

entre l’humain et le divin

François Darbois 

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Table des matières

Introduction

1 - La communication humaine et spirituelle dans l’histoire des religions  

1.1. - Communicabilité  & incommunicabilité  humaine

1.2 - Le vide comme condition d’une vraie rencontre Je - Tu - Nous

1.3 – La communication spirituelle dans l’expérience humaine du divin

2 - Le vide comme lieu de la communication et de passage à la communion

2.1 - Le vide en Occident

2.2 - Le vide en Orient

3 - Le vide comme condition d’une vie spirituelle authentique

3-1 L’athéisme , les religions du détachement, du vide et vacuité

3.2 Le « Christ vide » ou la liberté, porte sur le divin

3.2 Discernement                                                               

4. Conclusion                                                                                                       

Traces, non lieu, attention pure, attente

Introduction

 

L’homme est un être communiquant, c’est le donné fondamental de son mode d’existence dans le monde. Mais nous pouvons communiquer de bien des manières : par le geste, la parole, l’image, la sexualité, l’art, l’écriture, la peinture ou le musique. Nous pouvons communiquer avec autrui, mais également avec soi-même, avec Dieu, qu’il soit au dehors ou au-dedans de nous, cet au-delà de soi-même. La méditation par exemple est un chemin vers la communication avec soi même et avec le divin au plus profond de soi. Comme le disait Yehudi Menuhin : «  Il n’est pas nécessaire de méditer au nom de Jésus, de Bouddha ou de quoi que se soit. Il suffit de méditer. » Tout simplement. Méditer est un acte de communication de soi-même avec sa propre conscience. « Si on médite au nom de quelqu’un, l’on n’est plus vraiment libre. Disons que c’est une forme de prière, de religion, de soumission… Très peu pour moi ! »[1] écrit André Compte Sponville. « Méditer au nom de Jésus ou de Bouddha, c’est toujours s’éloigner de ce que Simone Weil appelait « l’attention pure ». Cette prière ne demande rien, elle est sans mot, « pure présence à la présence ce que l’on peut vivre de plus haut en matière de spiritualité »[2].

 

Mais, si cette communication humaine est nécessaire pour vivre ici maintenant ensemble, l’essentiel est son accomplissement dans une communion des personnes. La communication n’est pas un absolu ni un nouveau dieu qu’il nous faudrait adorer et servir comme le prétendent les média, la publicité et tous les pouvoirs politiques ou religieux. Sinon ce nouveau dieu ne manquerait pas de nous asservir, comme c’est le cas avec la musique chez beaucoup de nos jeunes aujourd’hui. On pourra toujours prendre ses distances dans un regard purement critique et extérieur sur la communication humaine, on s’expose à ne pas la comprendre dans sa profondeur spirituelle si on ne discerne pas ce pour quoi elle est appelée dans son être profond. L’extériorité de toute communication n’est qu’un moyen vers un but plus intérieur, être ensemble rassemblé dans la vérité, la liberté et le respect de chacun.

 

L’expérience spirituelle de même ne peut s’entendre qu’au dedans et à travers l’expérience d’une vie humaine. De même l’expérience humaine de la communication ne peut se comprendre sans cette dimension spirituelle de la communion des consciences. Comme toutes les grandes œuvres d’art, on ne peut les comprendre vraiment qu’en entrant soi-même dans l’émerveillement qui les a vu naître, comme l’exprime Rainer Maria Rilke : « La solitude qui enveloppe toutes les œuvres d’art est infinie, et il n’est rien qui permette de moins les atteindre que la critique. Seul l’amour peut les appréhender, les saisir et faire preuve de justesse à leur endroit. »[3] Sans ce vide médian, fait de silence et de détachement dans la communication elle-même, son accomplissement humain dans la communion des personnes ne peut advenir. La communion est le but fondamental d’une communication véritablement humaine, sinon c’est de la communication pervertie et bafouée à des buts simplement commerciaux, politiques ou religieux.

 

1.       – Les communications humaines et religieuses

 

1.1 Six types de comportements

 

« Un jour, en marchant dans la montagne, j’ai vu une bête.

En m’approchant, je me suis aperçu que c’était un homme.

En arrivant près de lui, j’ai vu que c’était mon frère ! »

 

Dis moi quel est ton regard sur l’homme ton frère, je te dirai quel est ton dieu. Notre relation aux autres est à l’image et à la ressemblance de notre relation au divin et réciproquement. Si l’autre, pour moi, n’est qu’un simple autre moi-même, Dieu sera le Même à mon image dans la totale fusion et la confusion. Si l’autre m’est totalement étranger et que je n’ai aucune relation avec lui, Dieu sera totalement autre, jusqu’à être totalement absent de ma conscience. L’autre n’est pas moi, mais en même temps je fais partie de la même humanité. Nous sommes tous des humains, hommes et femmes, qui dans l’expérience de la vie et de la mort, vivons des expériences ultimes, que certains nomment le « numineux », d’autres parleront de « merveilleux », de « providence », de « rencontre avec Dieu », d’une présence de la « Vierge » ou d’un saint à leur coté… ou de protection surnaturelle, d’ange ou de magicien pourquoi pas !  A chacun, les mots dont il dispose, pour dire l’indicible d’une expérience personnelle de l’ultime.  

Notre religion est « le produit de notre histoire particulière réalisée dans le cadre d’une tradition ; c’est l’histoire de Je-avec, qui est conscience de soi, de l’autre et du Tout Autre, en soi ou en dehors de soi. La religion est la forme culturelle prise dans une culture et une époque de cette communication existentielle entre l’homme et un absolu divin transcendant ou immanent..

 

 

On peut distinguer ainsi, six formes de rencontres entre les humains comme dans la rencontre du divin: la relation fusionnelle, conflictuelle, l’ignorance, et l’ouverture à l’autre dans la fraternité et la vérité, ouverture au divin dans l’autre..

 

 

1 - La première est celle à l’image de l’enfant qui vit une relation fusionnelle avec sa mère. C’est l’âge du « moi divinisé ». Elle engendre tous les fondamentalismes. Les nouvelles formes de religiosité, la nébuleuse du New Âge entre autres, en sont des exemples. Le rapport avec le divin et donc avec l’autre est le plus souvent d’ordre émotionnel et non rationnel, c’est pourquoi il peut devenir facilement passionnel, et tomber dans la deuxième catégorie. Les religions naturelles ainsi divinisent la « déesse mère », la Nature, la Lune ou le Soleil, les forces telluriques ou cosmiques.

 

2 - la seconde est l’âge de l’adolescence où l’on a besoin de prendre son indépendance, de sortir des discours et des images familiales et sociales. L’ado se crée un nouveau langage, s’oppose pour exister car il prend conscience de lui-même. Cette première évolution engendre conflit et intolérance. En religion, elle a pour conséquence toutes les formes d’intégrismes et fondamentalismes. L’anticléricalisme du début du siècle, l’intolérance religieuse au Moyen Orient aujourd’hui, l’intégrisme religieux en occident produisent les conflits religieux et politiques. Ils sont malheureusement la source de nombreuses guerres. « L’autre est diabolisé » et le sur-moi des images et des discours du groupe sont divinisés

 

3 - Le troisième type est celle de l’ignorance mutuelle. Ni divinisation ni diabolisation, mais mise à distance au nom d’un “ modus vivendi ”. Le jeune adulte prend son indépendance, il quitte son pays, sa maison, son père et sa mère pour aller ailleurs, pour être lui-même. Comme on le voit dans les pays où cohabitent plusieurs cultures et religions, soit d’un “ melting pot ” comme dans les sociétés modernes pour minimiser les divergences, l’athéisme post-moderne est le plus souvent due à une ignorance des autres, de leurs cultures et de leurs religions. Notre ignorance du judaïsme et de l’islam jusqu’à un passé ressent en est un triste exemple.

 

4 - Dans la rencontre du quatrième type, l’autre devient sujet de recherche, d’étude, d’analyse, quelque chose à analyser. L’autre reste extérieur et totalement autre. C’est le temps des études, de la formation. On a besoin, de se construire une pensée, un credo, etc. On retrouve ici les religions prophétiques comme le judaïsme et l’islam et toute une part du christianisme.

 

5 – La rencontre du cinquième type est la fraternité, celle de l’âge mure. On ne cherche plus un savoir, mais à vivre une fraternité, des relations amicales de bons voisinages.  Pour les religions ce sont les religions mystiques, comme l’hindouisme et le bouddhisme., pour l’islam, le courant soufisme, pour le christianisme, les grands spiritualités d’orient comme d’occident, l’augustinisme, les bénédictins, les cisterciens, les chartreux, les franciscains, les dominicains, les carmes.

 

6 – Dans la rencontre du sixième sens l’autre reste autre dans la distance, la fraternité et le dialogue, sans opposition ni conflit, sans confusion ni mélange. Il n’est pas ignoré ni rejeté, mais devient partenaire .  De même, ici la foi ne tend pas à réduire la croyance à un rapport fusionnel avec la communauté des croyants. Au contraire, elle incite à risquer une rencontre qui prenne en compte l’altérité ou la différence de la foi d’autrui. C’est déjà vrai à l’intérieur de l’Église où la tentation de l’uniformité est toujours présente

 

Pour rencontre l’autre en tant qu’Autre, il faut d’abord exister soi-même. Pour parler, il faut parler de quelque part, d’un lieu, d’une époque, d’une culture. L’effacement du moi, le véritable détachement, n’est pas néantisation mais humilité. Ma personnalité ne dépend pas que de moi-même. Notre vie psychique, notre parole et même notre intelligence sont perpétuellement éveillées par les autres.  Nous avons besoin des autres pour que notre foi existe. Face à autrui, je me découvre moi-même. « Le chemin le plus court vers soi-même passe par un autre » , écrit Paul Ricoeur, il me conduit là où je ne suis encore pas allé.

 

L’autre est une terre inconnue vers laquelle nous nous dirigeons dans la rencontre et le dialogue. Autrui reste mon maître parce qu’il me révèle l’au delà, la transcendance, la trace de l’Infini. Et cependant : « Autrui demeure infiniment transcendant, infiniment étranger. »[4] Dés que nous essayons de rencontrer l’autre en vérité, cela nous demande un exode de soi. La présence de l’autre nous fait peur, car elle nous remet en question. L’autre nous pose souvent plus de questions qu’il ne nous donne de réponse. Il nous semble que parfois nous sommes devant une terre inconnue où nous sommes suspendus dans le vide. Il nous aide à sortir surtout de nous-mêmes et de notre enferment dans le « même ».

 

1.2 - Le vide de soi comme condition de la rencontre

             … ou le détachement  de mon petit moi-préfabriqué pour m’ouvrir à la rencontre de l’autre:

 “Je et tu donne naissance alors au « nous » sinon « le petit « je tue le nous »

Cette parabole juive sur l’heure du shabbat et de la rédemption illustre bien notre propos. «L’heure du Shabbat? demande un rabbin à ses disciples. « C’est quand on ne peut distinguer un palmier d’un dattier? « Non » dit le rabbin. « C’est quand on ne peut distinguer un chien d’un mouton? », « Non », dit le rabbin. « L’heure du Shabbat, c’est quand tu vois une femme et que tu reconnais ta sœur, quand tu vois un homme et que tu y reconnais un frère. Avant il fait encore nuit dans ton cœur».

 

 

Le vide de soi-même permet de reconnaître l’autre comme Autre et de le distinguer du Même. Le péché étant d’inclure l’Autre dans le Même ou de l’exclure, la volonté de puissance consiste à le diaboliser ou le minimiser pour l’annihiler comme Autre, parce l’Autre dérange. L’erreur est le refus du vide engendré par la présence de l’autre. De même, il nous faut aujourd’hui apprendre à penser l’absolu comme relationnel et non comme un absolu d’exclusion ou d’inclusion, absolu de causalité ou substantiel. Or ce vide est créateur de la distance et donc de la relation, il est l’expression d’une attitude de disponibilité, d’accueil et d’écoute. « Le vide en soi permet de reconnaître l’autre. »[5] Il conditionne, dans la rencontre des autres, le dévoilement d’un troisième terme. « Chacun se vide de soi au bénéfice de son partenaire… ce vide conditionne la rencontre chez tous les deux, avec une valeur, une présence qui requiert pour se manifester, cette sorte d’espace oblatif où l’aimant, pour l’accueillir, s’ouvre à l’aimé en se désappropriant de soi.… Il y a donc quelqu’un en qui nous communions avec autrui… dont la présence peut seule nous délivrer de l’être préfabriqué que nous devons subir. »[6] C’est pourquoi une « bonne communication se fait grâce au vide créateur qui ouvre un espace à la liberté d’autrui. »[7] Si l’on quitte ce centre, on est sûr de rompre la communication. Cette expérience du vide, il faut la faire à chaque instant, sinon il est impossible de communiquer pour ne contraindre et ne blesser personne.

Pour passer de l’univers des choses à celui des personnes, l’individu doit quitter le donné et son moi-égoïste en accueillant le vide, déstabilisant mais créateur d’un autre équilibre, non plus statique mais dynamique, que constitue l’univers du don. « C’est de ce dépouillement abyssal où «  "je" est un autre », c’est de cette évacuation radicale de toute adhérence à soi en Dieu même, que sourd le rayonnement qui nous guérit de nous-mêmes, en nous recentrant dans un moi oblatif qui est pure référence à l’amour infini qui le suscite »[8]. Entre l’individu et la personne, il y a un espace à franchir, un abîme de liberté et de pauvreté, où « pour être quelqu’un, il faut cesser d’être quelque chose. »[9] Ainsi la personne ne se trouve qu’en se quittant, elle ne devient elle-même qu’en se vidant. Ce vide de soi permet de sortir de la confusion du "même" pour entrer dans l’altérité où la relation devient possible. Ce vide de soi est appelé à devenir créateur de soi-même comme un autre que soi. En prenant conscience de ce vide intérieur, de cette incomplétude de l’homme, de cette carence d’être de l’individu, la personne s’accomplit. « La richesse de l’être consiste donc d’une certaine manière à se vider de soi. »[10] Ce vide est une forme de silence et de pauvreté, d’humilité, de détachement et de dépossession oblative, dans laquelle on atteint la vraie liberté, la vraie grandeur dans le don de soi. Il ne signifie pas autre chose que ce dépouillement intérieur à Dieu même que François d’Assise adorait avec une ferveur si passionnée sous les traits de Dame Pauvreté. Ce vide à travers lequel nous nous rejoignons, suppose un abîme de silence qui nous ouvre à l’écoute, à l’accueil de l’autre.

 

L’humilité et la pauvreté, écrit Lévinas, sont une façon de se tenir dans l’être, un mode ontologique, non pas une condition sociale. Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence des choses, percer l’immanence sans s’y ordonner.

 

1.3 Conclusion le vide comme lieu de la communication humano-divine

 

Je résumerai six sortes de communications spirituelles ou religieuses à la suite de Michel Meslin dans L’expérience humaine du divin, Paris, Cerf, 1988, 421p., p. 43

1 - La religion, pour quelques-uns, reste un simple système de croyances et de pratiques.

2 - La religion est pour d’autres celle pratiquée par une communauté humaine située dans une époque et une culture donnée

3 - La religion est l’ensemble des rites et des croyances qui permet la cohésion du groupe et donne un sens à l’existence

4 - La religion personnelle, elle désigne une piété et un engagement au service des autres, donc à la fois morale et mystique

5 – La religion existentielle justifie des attitudes et des actions humaines, c’est ce que l’individu fait de sa propre solitude pour lui donner sens. On vit pour quelque chose ou pour quelqu’un, l’humanitaire, la sauvegarde de la planète, l’écologie, sa femme, l’argent ou le whisky, c’est sa religion, qui cache bien souvent une idéologie ou une idolâtrie.

6 – L’ a-religion , c’est l’athéisme d’une spiritualité sans dieu, qui se détache de toutes les formes de religions pour accéder enfin à l’essentiel. L’athéisme d’un Comte Sponville se détache de ces religiosités de groupes, de leurs références culturelles, pour s’attacher à l’humain ouvert sur l’infinie. Mais ici, comme le disait Fénelon, seul le silence convient et la raison est insuffisante pour rendre compte de ce mystère d’un être humain uni au divin.

Comme l’écrivait un rabbin, Abraham Heschel : « Les communautés humaines meurent de leurs certitudes. Quitter ses certitudes, c’est le plus difficile, c’est un saut dans ce vide au-delà des croyances et des incroyances. »

Nul mieux que Eckhart et Jean de la Croix n’ont montré que « la rencontre du divin transcendant ne pouvait s’accomplir que par une prise de conscience du néant de la créature », mais ce « néant est capable de Dieu », présise  Bérulle. Cette transcendance absolue du divin est symbolisée par la montagne ténébreuse, selon le scénario des théophanies bibliques » (Meslin p. 396) La religion alors n’est ni dans l’action, ni dans les dévotions, ni dans les croyances, ni dans l’étude, ni dans les rites, mais dans le détachement par rapport à tout cela, pour vivre l’abandon et l’attente de ce divin au cœur même de l’expérience humaine.

 

2.     Promenade au bord du vide en orient comme en occident

Il y a trois grands types de religions qui ont tenté d’exprimer le lien entre l’homme et le divin par des notion proche du mot vide

        - religions animistes : affricaines, arborigènes, amérindiennes, divinisation des éléments ou des forces de la nature. Le vide est remplit par les esprits de la nature qui anime tout

- les mystiques du vide : Taoïsme, Hindouisme et Bouddhisme : primat du voir du symbolique, regard vers un Autre monde, fuite Nirvana.

- et les prophétiques de la pauvreté: Judaïsme, Christianisme, Islam : primat de l’écoute: discours et rationalité et action, éthique dans ce monde

 

 2.1  - Le vide en Occident ( art. M. Dupuy DS)

Pour Aristote Avéroèse et Saint Thomas, la nature a horreur du vide!

Judaïsme

Alors que déjà dans la tradition juive le création est “ Ex Nihilo ”, tout chose sort du Tohu bohu primordial : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre et la terre était informe et vide » GN1,1. La Bible distingue bien la pauvreté matérielle qui attire à soi de la pauvreté spirituelle qui est élan vers l’Autre.

 

Philon d’Alexandrie écrit que la sainteté c’est un état de vide et donc une mise à distance, = vide des passions, des soucis du monde mais ce n’est pas être sans désir, mais purification du désir.

 

Pour les Pères de l’Eglise comme Evagre, Jean Climaque et Clément d’Alexandrie: il faut faire le vide des passions et des soucis du monde et non pas être sans désir  mais pur désir.           Augustin emploie déjà l’image du vase qu’il faut vider pour le remplir d’autre chose. “ Verse ce que tu as pour recevoir ce que tu n’as pas. ”

 

Les mystiques Rhénans avec Eckhart, Tauler, Rusbroeck et Angélus Silésius

 

On peut rapprocher ce thème du “vide médian” au grund de la mystique rhénane. Éckhart dira de même : « Être vide de toutes les créatures, c'est être rempli de Dieu. Être rempli de toutes les créatures, c'est être vide de Dieu ».[11] Dieu naît en nous dans la mesure où nous nous détachons de nous-mêmes. Tauler en parlant des trois degrés de la vie intérieure : jubilation, pauvreté d’esprit et union, écrira que le second degré est un « étrange éloignement de Dieu qui laisse l’esprit dans un douloureux dépouillement »[12]. Celui qui a le cœur vide a puissance sur toutes choses. Être vide de toutes les créatures c’est être plein de Dieu, être plein des créatures, c’est être vide de Dieu. Il faut être vide de soi, des créatures et de Dieu., c’est à dire “  être vide de tout,  ne pas ni avoir, ni faire, ni savoir, ni même sentir que Dieu vit en nous. ” L’action de se vider comme de se remplir est l’œuvre du divin dans l’homme.

 

Tauler
«C’est pourquoi tu dois te taire: alors le Verbe de cette naissance pourra être prononcé en toi et tu pourras l’entendre; mais sois sûr que si tu veux parler, lui doit se taire. On ne peut mieux servir le Verbe qu’en se taisant et en écoutant. Si donc tu sors complètement de toi-même, Dieu entrera tout entier; autant tu sors, autant il entre, ni plus ni moins. …Alors que toutes choses étaient dans le plus grand silence, et que la nuit était au milieu de son cours, c’est alors Seigneur, que de ton trône royal descendit la parole toute-puissante, le Verbe éternel sortant du cœur de son Père. C’est au milieu du silence, au moment où toutes les choses sont plongées dans le plus grand silence, où le vrai silence règne, c’est alors qu’on entend en vérité ce Verbe, car si tu veux que Dieu parle, il faut se taire; pour  qu’il entre, toutes choses doivent sortir.”[13]

 

Ruusbroec
«Car une lumière insaisissable rayonne et naît dans cette ténèbre. Elle est le Fils de Dieu, en qui l'on contemple la vie éternelle. C'est en cette lumière aussi que l'on commence à voir. Elle est accordée dans l'être simple de l'esprit, … dans la vacuité vide qui s'ouvre dans un esprit dégagé de tout et où il s'est perdu, grâce à l'amour de fruition, et où il reçoit la clarté de Dieu sans intermédiaire. Sans cesse il devient alors cette clarté qu'il reçoit. »[14]


         
 Angélus Silésius

«La vacuité est comme Dieu, Homme, si tu es vide, l’eau jaillit de toi, aussi bien que de la source d’éternité[15] « Plus tu sauras te vider de toi, plus Dieu t'inondera de sa divinité… On ne contemple en cette vie l'aveuglante lumière jamais mieux que lorsqu'on est entré dans la nuit ».[16]  « Vide ton cœur pour Dieu ; Il n’entrera chez toi que s’il voit que ton cœur se tient hors de ton cœur ».[17] «Je suis le vase de Dieu où il se répand, Il est ma mer profonde et ce qui me contient».[18]   

On retrouvera cette influence de Silésius chez Nicolas de Cuse et sa théologie négative dans « la docte Ignorance et la réconciliation des contraires dans la coïncidence des opposés ». Il est un des rares témoins de cette non dualité en Occident, alors qu’elle est très présente en orient à cette époque.  

 

Le Carmel

Jean de Osuna et Jean de la Croix et Thérèse d’Avila, la montée du Carmel est celle de la « montagne vide »,  dont l’image est proche d’un schéma de communication. La nuit carmélitaine est une triple expérience du vide, vide de soi, vide des sens et du sens pour se laisser remplir de celui qui est totalement autre. Triple vide de la mémoire, de l’entendement et de la volonté (Ct II 6,8  NO II 21,11 ; VF III, 18), Pour posséder celui qui est Tout, au-delà de tout, nous devons donc nous détacher de tout ce qui n’est pas lui. Il faut donc vider notre esprit pour arriver à une parfaite vacuité intérieure et finalement au dépouillement de soi, qui seul donne la disponibilité à l’action de Dieu en nous.

L’école française de spiritualité

 

PASCAL: « ce n’est pas la nature qui a horreur du vide, mais la pensée, le vide est une pièce nécessaire et essentiel de la physique. L’horreur du vide n’est qu’imaginaire, elle ne tient pas à l’épreuve de la réalité. Ce n’est qu’une métaphore du réel, le vide est le centre de gravité qui rend compte de tous les équilibres solides liquides et gazeux. Il est le contrepoids de la pesanteur. La nature n’a pas plus un désir d’infini qu’une horreur du vide. Comme cette horreur, le désir appartient à la pensée. »

 

Bossuet : « L’âme trouve en soi-même un vide infini que seul Dieu peut combler. »

Bérulle et Olier parleront de  « nue capacité et pur vide en moi-même, de kénose du Verbe »

 

La philosophie contemporaine

 

HEIDEGGER dans une étude sur Nietzsche écrit : « L’être est le vide extrême, et il est en même temps la richesse dont tout ce qui est. »[19] Quand l’homme est vide, l’eau de l’esprit jaillit en lui. Une philosophie qui s’évade du quotidien est vide Seul l’émerveillement, l’étonnement premier, est la source de tout questionnement, et donc de toute métaphysique.

 

SIMONE WEIL le "mot-clef" de la pensée de S. Weil dans La pesanteur et la grâce est la "nudité". « On est livré nu à la lumière ».[20]: « Accepter un vide en soi-même, cela est surnaturel». « La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c'est elle qui fait ce vide. »[21] Ce vide métaphysique ne se réduit pas au néant sartrien. Il n'est pas isolement, replis sur son égo et un refus de l'Autre, mais, par delà l'expérience du bien et du mal, de la souffrance et de la joie, c'est un détachement, une disponibilité et une ouverture sur une plénitude et une communion. « Tout au fond, au centre de son amertume inconsolable. Si on tombe en persévérant dans l'amour jusqu'à ce point où l'âme ne peut plus retenir le cri "Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné", si on demeure en ce point sans cesser d'aimer, on finit par toucher quelque chose qui n'est plus le malheur, qui n'est pas la joie, qui est l'essence centrale, essentiel, pure, non sensible, commune à la joie et à la souffrance, et qui est l'amour même de Dieu.»[22] «Qui supporte un moment le vide, ou reçoit le pain surnaturel, ou tombe. Risque terrible, mais il faut le courir, et même un moment sans espérance. Mais il ne faut pas s'y jeter.»[23]`

« Il ne faut pas chercher le vide, car ce serait tenter Dieu que de compter sur le pain surnaturel. Il ne faut pas non plus le fuir. Le vide est la plénitude suprême, mais l'homme n'a pas le droit de le savoir. La preuve est que le Christ lui-même l'a ignoré complètement, un moment.[24]

«Tous les péchés sont des tentatives pour combler des vides».[25]

«À mesure que je deviens rien, Dieu s'aime à travers moi.»[26]

 

 En conclusion

 

Trois notions fondamentale que représente le terme vide en Occident

1 – Renoncement et le détachement

"Celui qui renonce pas à tout ne peut être mon disciple"

2 - Négation de toute représentation

Le vide n’est pas abolition de la conscience

mais réduction à l’attente et au désir

3 - La rencontre de l’homme avec Dieu

              est un mystère de Vacuité[27].

 

 

Roger Laporte, «Au delà de l'"Horror vacui"», dans Figures du vide, Revue de psychanalyse, n°11, 1975, p. 117-125.

 

           

 

 

2.2 - Le vide en Orient

 

Dans le Bouddhisme: La notion de vide (sunyata), lié à celle d’insignifiance et d’absence de désir aboutit à celle de libération (Nirvana); le vide est une terme sotériologique. On ne peut en faire un concept ni lui donner une signification ontologique. Il n’est pas un néant absolu, ni la non-existence. Il ne s’agit pas d’affirmer que seul le vide existe ou que tout est réellement vide. Cette doctrine révèle l’infini en écartant ce qui l’obscurcit. C’est une méthode pour entrer dans la véritable réalité. Pour  Suzuki, le vide des choses ne signifie pas leur néant mais l’aspect limité de toute existence sensible.

La notion bouddhique de vide s’harmonise mieux avec la conception actuelle de la matière, constituée d’atomes d’énergie colossale ayant le vide pour domaine.

 

 

Dans le Taoisme: Selon la juste vision du Tao, le Vide médian intervient chaque fois que le yin et le yang sont en présence. Drainant la meilleure part des deux, il est ce troisième souffle qui élève l'un et l'autre vers une transformation créatrice, et leur permet de se dépasser. Tant il est vrai que l'accomplissement de chacun n'est point en soi, mais en avant de soi. François Cheng dans la poésie chinoise nous invite à scruter les innombrables « entre-deux » qui ont lieu à tout instant sous nos yeux. Il nous éveille à la réalité du Vide médian qui, fait d'inattendus et d'inespérés, donc toujours neuf, transfigure les vivants. « Le Tao est  un récipient vide où l’on peut cependant puiser. C’est lui qui engendre toute chose en ce monde ».  Si l’on symbolise traditionnellement le monde par une roue, le vide est au centre et ce vide est la pièce essentielle de l’ensemble. ”Les trente rayons qui forment une roue sont inutilisables. C’est le vide qui les unit qui fait d’eux une roue dont on peut se servir. ”. Le vide pour le Taoïsme est l’état primordial non manifesté. “ Si je renonce au monde, je peux m’élever porté sur le dos de l’oiseau de la conscience qui ne s’appartient pas, et aller au-delà de l’espace errer au village de nulle part et établir ma demeure dans le pays étendu du vide ” Soyez vide voilà tout. l’homme parfait se sert de son esprit comme d’un miroir où se reflète l’éternité.

 

Dans l’hindouisme :   « Il n'y a que du vide en ce sens que la réalité n'est pas à chercher dans les substances mais uniquement dans les relations ».[28]

   

En conclusion je présenterai quelques passages de l’étude récente, d’un jésuite américain :

O’Leary, La vérité chrétrienne à l’épreuve du pluralisme religieux, Cerf, 1995

 

Entre Jésus et Bouddha nous sommes en présence de deux figures historiques pour penser Dieu et la vacuité : «Ces deux langages sont l’un et l’autre des doigts qui ont pointés vers l’innommable réalité ultime pendant des millénaires. Il se peut que le jeu entre ces deux langages nous serve dans l’avenir de doigt indicateur, chacun d’eux n’étant qu’un moyen malhabile sans le secours de l’autre».[29]«Le défi bouddhiste recèle la grande promesse d’une continuation de la tradition monothéiste au-delà de la démystification en marche depuis Feuerbach et Nietzsche. Cette promesse pourrait nous libérer d’un piétinement d’un discours biblique et ecclésiastique.»[30] Pour le bouddhisme, les notions de personne et de Dieu autosuffisant, indépendant de ses créatures se présentent comme deux illusions substantialistes.[31] La notion de vacuité sert de thérapie des illusions métaphysiques. «Dieu est le néant absolu qui par sa kénose devient la plénitude du cosmos. C’est l’aboutissement de la projection littéral de Ph 2, 6-11. Un Dieu qui souffre ne va pas assez loin, il faut que Dieu se dépouille de sa divinité et de son être même. »[32]  «La vacuité nous sauve des attachements et des fixations  qui nous rendent aveugles et esclaves, et du même coup, elle guérit de toute idolâtrie, la pensée que nous avons de Dieu. La Vérité du Christ ne trouve que des revêtements culturels inadéquats pour s’exprimer, (Grecque, juive et latine). Le Logos n’est pas pris à notre langue. Nous ne pourrons jamais l’objectiver. puisqu’il n’est pas quelque chose mais quelqu’un «Le Logos divin se rend présent comme la béance sur laquelle tombe tout logos humain; il représente moins une plénitude total que ce qui rend toute totalisation impossible».[33]

L’image du Christ qui se forme à ce carrefour n’est plus une présence stable se posant devant nous comme objet d’adoration, mais elle se présente plutôt comme un processus dynamique inscrit dans la vie même. Cette relativisation affecte toute forme prise par le christianisme dans le temps mais n’affecte point le processus  de transformation créatrice par lequel vit celui-ci, processus qu’il connaît comme le Christ”. Le Christ n’est pas tel ou tel figure que l’on projette sur son Nom mais le processus de transformation. C’est une manière de nommer ce qui est au cœur de l’événement christique, son sens un sens qui se déploie encore aujourd’hui[34]; Le Logos s’étend dans la communion et le partage, il ne s’incarne donc pas dans un individu isolé mais dans un mouvement communautaire qui s’étend sur les chemins de l’histoire

 

De nos jours, le christianisme est non seulement à la recherche du Dieu inconnu que toute religion désigne de manière fragile et provisoire, mais aussi du Christ inconnu qui nous attend dans toute religion, voire dans tout être humain.[35]

 

 

3 - Le vide, comme condition et lieu de l’expérience spirituelle d’Orient et d’Occident

donc comme ouverture sur une autre métaphysique,

 

3.1 L’athéisme, comme religion du détachement du religieux archaïque

Quand il s'agit de nommer l'absolu les vocabulaires du plein et du vide sont interchangeables, le poète espagnol Octavio Piaz écrit : que « le regard est vertigineux et vide de la vérité. Vertigineux en son immobilité, vide en sa plénitude, état de vide, instant de communion avec l'être.»[36]

Au colloque Légault, Bernard Feillet nous disais que pour Légaut, la mystique est « un des aspects... de cette totalité du don, cette coïncidence entre le faire et le dire et ce qu'on pense vraiment, c'est qu'on est conduit à se donner totalement à ce qu'on fait, totalement à ce qu'on dit. Eh bien! cette totalité, quoi qu'on puisse penser qu'on l'atteint rapidement, n'est pratiquement que le fruit d'une longue vie de fidélité Eckhart était un mystique. Légault était un mystique. Mais ni l'un ni l'autre n'étaient des mystiques de l'extase, ils étaient des mystiques de la rigueur. Ces êtres qui ne cèdent pas à la tentation de combler le vide et qui ne cèdent pas non plus à la tentation de s'y perdre. J'ai toujours été impressionné que, s'affrontant à la question de l'infini, Marcel Légaut n'avait pas le vertige. Le vide où Dieu nous tient lui paraissait la condition humaine simplement.

 

Des hommes et des femmes, partant de bases apparemment très éloignées les unes des autres - par exemple un chartreux et un moine bouddhiste - peuvent se rencontrer et se reconnaître au cœur d’une recherche et d’une attitude intérieure communes. »[37] On peut, alors, se demander si tous les mystiques ne se rejoignent pas dans une même attitude ? Au delà des formulations différentes, n’y a-t-il pas « finalement une identité fondamentale de saveur moniste ? »[38] comme l’écrit Robert Masson.

 

De nombreux auteurs comme Henri Le Saux, Vladimir Lovsky[39] et Yves Raguin[40] , Odon Vallet[41]ont montré les convergences profondes entre cette expérience du vide avec celles que nous trouvons dans les traditions d’Extrême Orient. La vacuité est, en effet, un thème central dans la plupart de ces religions mais elle ne doit pas conduire comme dans certaines mystiques[42] à la négation de la création et de la personne, mais à son assomption. Il ne s’agit pas de « tuer le désir » et les objets du désir et par là de tuer la personne humaine. Le christianisme ne propose pas de détruire l’individu dans sa capacité de désirer mais d’ordonner les passions et de transfigurer la personne. La véritable vacuité permet la détachement de soi et l’éveil intérieur comme en témoignent Dom Henri Le Saux[43] et son disciple John Griffid, tout deux partis à la rencontre de l’expérience spirituelle de l’Inde. Il faut se garder de deux tentations de monisme et de dualisme  Nous devons respecter toujours l’équilibre entre l’immanence et la transcendance. L’union au divin opère une véritable transformation de l’individu mais elle n’aboutit pas à une parfaite identité ni à une fusion entre l’homme et Dieu, elle est sans confusion ni mélange. Elle est une rencontre de deux libertés dans le respect de l’altérité de chacun. Il n’y a ni dépersonnalisation ni sur-personnalisation dans une fusion dans un Grand Tout.

 

Il doit y avoir rupture et continuité. Rupture parce que l’annonce de l’évangile coïncide avec l’irruption d’une nouveauté: l’expérience de Jésus; continuité parce que cette annonce se fait dans des modes de pensées, dans des langages, dans la culture des hommes auxquels on s’adresse. « Dieu est patient. Il attend et attendra tant qu’il faudra. Tant que son Église ne sera pas prête à plonger au sein du fond et à recueillir la perle, il continuera à inspirer les sages de l’Inde, il maintiendra la lignée des rishis dépositaires et gardiens de ce secret, visiblement et apparemment hors de l’Église indifférente, invisiblement et en réalité en son sein même, en longue gestation. Il faut accepter de plonger très profond pour découvrir cette perle, non une plongée intellectuelle qui révèle si peu en réalité, mais la plongée aux sources mêmes de l’être là où l’Inde attend, là où l’Église attend, où l’Inde attend que son secret soit délivré dans et par l’Église,»[44]

 

La « mystique du vide »[45] demande donc du discernement pour ne pas se perdre dans l’illusion de l’inconscient et dans la disparition de l’être. Il ne s’agit pas de nier le dynamisme de la conscience mais de le purifier. Ce vide est un vide matriciel, il est le lieu de la naissance de Dieu en nous. Ce vide peut être mal compris. Il n’est pas un vide d’être, mais un vide d’avoir, de pouvoir et de savoir sur les choses. S’il nous faut nous désapproprier des choses, ce n’est pas pour les nier, mais pour ne pas en être l’esclave, et ainsi devenir disponible à Celui dont elles sont le sacrement ; ce vide du fini est, en fait, un plein qui s’ouvre sur l’infini. Ce vide du fini est fécond de l'infini. Le monde visible n’est pas une illusion, mais une allusion à un autre monde. Ce vide est plein d’une attente, il est un abîme rempli d’une présence-absence, qui est à la fois déjà là et pas encore.

 

Le vide, comme voile de l’être, est la figure du divin caché dans l’humain, symbole du Non-être d’où toute création jaillit. La ressemblance entre les mystiques orientales et occidentales vient de ce que “ le vide du mystique d’Orient, comme le rien du mystique d’Occident, est un symbole du divin. On ne peut rien dire de lui parce qu’il est radicalement autre que tout ce qui existe ou peut être pensé ”[46]

 

«Penser le vide, c'est toujours penser quelque chose, ce n'est donc pas rien; l'énoncé n'est pas vide. Le vide n'est pas un objet de connaissance. Là où le métaphysicien attendait une substance ou un absolu. Le physicien ne rencontre qu'un vide relatif, un rapport expérimentable? L'horreur du vide attribué à la nature "apparaît chez le pseudo Alexandre d'Aphrodisée, lequel expliquait ainsi l'action du siphon ou la montée du liquide dans un tuyau dont on aspire l'extrémité sans se soucier d'en remonter la cause.»[47]

 

Le vide est réel et sans résistance. Il est réel, il n'est pas rien sinon il ne serait pas Il n'est ni rien ni quelque chose. Son non-être n'est pas un absolu néant, il se place entre le rien et l'être, comme l'exprime Pascal: il y a autant de différence entre le néant et l'espace vide, que de l'espace vide au corps matériel, et qu'ainsi l'espace vide tient le milieu entre la matière et le néant.»[48]

Pascal nous redit que « le vide n'est pas impossible dans la nature et qu'elle ne le fuirait pas avec tant d'horreur que certains se l'imaginent.»[49] « La force de cette horreur, nous dit Pascal, est limité à la hauteur d'une colonne d'eau de trente et un pieds ». [50] Le vide médiant n'est pas l’absolu, ni aucun dieu, le vide est relatif entre le divin et la matière. Le vide est créé. Le “nihil” de la création “ex nihilo” n'est pas opaque; le vide créé “in nihilo”. Il n'y a pas de vide du divin, mais le divin peut être présent dans le vide.

 

Le vide , distance et condition de la liberté

 

A moins que l'appel du vide ne nous soit une vocation à la liberté? Après le monde clos, l'espace libre, infini. « La répugnance que la plupart des hommes montrent pour l'athéisme ressemble parfaitement à l'horreur du vide; ils ont besoin de croire en quelque chose.»[51]

 

3.2. Vide & Rien # néant ou plénitude

L’expérience spirituelle du divin n’est pas négation de la matière ou de l’humain, elle consiste : «…à s'approcher, si possible, de la vraie positivité, c'est-à-dire du Vide primordial, de ce Vide qui n'est pas le néant[52]» Le détachement su relatif n’est qu’un attachement à l’essentiel. «Le Rien (Das Nichts) est radicalement  différent du Néant (das Nichtige) il ne néantifie pas, mais ouvre sur l'espace de l'être.»[53] Pour distinguer le rien, propre au nihilisme, de celui que l'on trouve par exemple chez Maître Eckhart, certains auteurs opposent la vacuité au vide, mais la plupart se contente de recourir à la majuscule, le vide et le rien ou le Vide et le Rien. La majuscule par sa dignité, son altitude serait un avertissement, un indice: il ne faut pas confondre le Rien avec le néant et c'est pourquoi certain n'hésitent pas à parler d'un Rien substantiel" et de "La Vacuité est".

«Ce vide, différent de tout autre vide, mériterait un tout autre nom.»[54] Ce Vide qualifié par H. Michaud, de "violent, actif, vivant"[55] «Un Vide qui aurait qualité de plein, de chose consistante, de vérité » la majuscule a pour fonction de conjurer le nihilisme, mais le maintien. elle interdit tout passage direct à l'ontologie. La majuscule rature le mot vide, mais le mot rature la majuscule.

A-théologie ou théologie négative, nous sommes toujours tentés de remplir ce vide et de passer du vide à la plénitude ou plutôt à une plénitude qui effacerait tout vide. C'est pourquoi Eckhart écrit. :« Je prie Dieu de me libérer de Dieu» La « Divinité frêle est un Rien, un sur - rien » dit Angelus Silésius

«Le grand Vide, que le méditant perçoit et auquel il participe, est l'opposé même du rien caractéristique de tout nihilisme. Il est la suprême Plénitude.»[56] Mais il ne faut jamais remplacer purement et simplement Vide par Plénitude, et le Rien par l’être, ou l’Etre et surtout pas le mot « Dieu ».

3.3 – Distance et liberté

Le vide n'a pas pour fonction de tourner l'homme vers le néant , mais de maintenir la distance qui sépare l'homme de la déité, distance que même la mort ne peut abolir. L'athéisme est une méthode, celle de Simone Weil: «Je suis tout-à-fait sûre qu'il n'y a pas de Dieu, en ce sens que je suis sûre que rien de réel ne ressemble à ce que je peux concevoir quand je prononce ce nom. Mais cela que je ne puis concevoir n'est pas une illusion»[57] L'homme doit se vider de toute représentation de Dieu, parce qu'elles sont nécessairement inadéquate: l'athéisme exerçant une purification, est donc une méthode, mais si la méthode est ordinairement une démarche et même un chemin, ici il n'est pas question d'aboutir au divin, car le terme étant situé à l'infini, à proprement parler il n'y a pas de terme, ni de commencement. Même si l'on s'éloigne, grâce à la voie négative, des idoles que l'on confondait avec le divin, on ne saurait , par définition, s'approcher de l'Infini, de ce qui demeurent à jamais transcendant: Contrairement à la formule de Pascal: « Tu ne chercherais pas si tu ne m'avais pas déjà trouvé», le juste rapport de l'homme à Dieu est celui du "désespoir" pour reprendre une formule de Grégoire de Nysse. « On ne saisit pas Dieu. Dieu est Rien pur. Nul maintenant, nul ici ne Le touchent. Plus tu cherches à Le saisir et plus Il t'échappe» ce distique d'Angélus Silésius montre bien pourquoi la voie négative ne peut se sublimer en affirmation finale, pourquoi le non-rapport, le vide, est le seul rapport de l'homme à Dieu.

Peut-on dire: Le Vide, c'est la face de Dieu en tant qu'elle est tournée vers l'homme, ce que l'homme peut saisir de Dieu: un Rien pur? C'est déjà trop dire, car la face de Dieu est toujours déjà détournée, de toute saisie, et pourtant ce serait justement par cette déception, ce renoncement, correspondant au retrait du divin, que l'homme s'accorderait à la Déité. Tel est l'ultime retournement (où l’échec lui-même se transforme en succès ou du moins ne peut pas seulement être pensé en termes d'échec) que l'on trouve chez les maîtres de la théologie négative: «Ne pouvoir l'atteindre, c'est notre découverte; l'échec notre succès, écrit Eckhart. Ruusbröeck de même écrit: « Le vin le meilleur et le plus délectable, comme aussi le plus enivrant, est celui dont ne boit que la Trinité même. Et c'est de lui que , sans y boire, l'âme anéantie est enivrée, âme libre et ivre! Oublieuse et oublié, ivre de ce qu'elle ne boit pas et ne boira jamais .»

Hyper-ontologie chez Eckhart: «Quand j'ai dit que Dieu n'était pas un être et était au dessus de l'être, je ne lui ai pas contesté l'être, au contraire je lui est attribué un être plus élevé»; ceux qui font du désert sans accès" quelque Terre promise où il serait possible d'entrer, qui maintiennent donc absolue la distance et irréductible l'écart, trouvent cependant dans ce non-rapport le seul rapport juste avec l'Inconnu, justesse dont l’ivresse serait la preuve, mais cette «sobria ebrietas» elle-même n'est-elle pas, si ce n'est une plénitude, du moins une compensation qui vient masquer l'inhospitalité d'un désert sauvage et par conséquent la terreur du vide?

3.4 A-théologie ou théologie négative

La théologie négative ne pourra jamais remplacer le vide par la plénitude, le rien par l'être et le néant par Dieu, même si elle en éprouve le constant et l'insurmontable désir; bref l'absence ne peut jamais céder sa place

                                                UN = NU

La nudité dans l’être ensemble engendre l’unité. La transparence fait naître la beauté et engendre l’amour. Zundel écrit: «Dieu est tout parce qu’il n’a rien, parce qu’il est nu. vide de l’avoir et donc plénitude de l’être. Dieu apparaît comme celui qui n’a rien  «Dieu est tout parce qu’il n’a rien. Il est tout parce qu’il ne peut rien posséder. Trinité et pauvreté, c’est la même chose.»[58] Le vide créateur, la désappropriation de soi  est le secret de la Trinité Le vide est la clé du royaume. Dieu est tout dans l’être parce qu’il n’a rien dans l’avoir. Ainsi Dieu est Dieu dans l’éternel dépouillement d’une connaissance virginale et d’un amour incorruptible.»[59] Ce n’est pas la richesse qui te fera pareil à Dieu. Dieu n’a rien. Dieu est nu. [60]«Ses richesses ineffable sont l’amour, le don, trésor de pauvreté. La pauvreté divine est la générosité source qui est la première origine du circuit immense où la liberté trouve son orbite».[61]

La pauvreté qui est Dieu, François a eu l’intuition de cette réalité brûlante  que Dieu était la pauvreté, il avait deviné que là était le secret de Dieu.[62] « Dieu n’est pas propriétaire de la création; La pauvreté de Dieu est qu’en Lui est désappropriation de soi par le don de soi. Le Père est désapproprié, il a tout donné au Fils, le Fils est désapproprié, il a tout donné au Père. L’ES est désapproprié il a tout donné au père et au Fils dans son mystère même. Dieu est en état de don et non pas de possession. Dieu est en action de don. Dieu est un mendiant d’amour. “Jésus de riche qu’il était s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté” (2 Cor 8,9) « Jésus n’est pas un maître parmi les autres, il n’est pas l’auteur d’une doctrine  parmi les autres doctrines,  il est le dépouillement de Dieu,  la pauvreté infinie inscrite au cœur de l’histoire. »[63]

« Le fils de l’homme n’a pas de pierre où reposer sa tête » car sa demeure est le vide.

4 - Conclusion

 

Dieu “est” et “fait” lui-même le vide qu’il comble. Plénitude et vacuité sont simplement deux modes de l’unique présence de Dieu. Comme le Tao est à la fois vide et Plein. L’incarnation de la vacuité en Jésus-Christ est le signe de la compassion divine . Elle est une représentation comme celle de “Dame pauvreté” de la divine pauvreté de l’être du Christ, qui s’est vidé de la toute la puissance de sa divinité. pour se faire homme. Si Dieu est un mystère de vacuité., c’est parce qu’il est essentiellement un mystère de pauvreté

«Dire que Dieu est le bon “nom” de la réalité ultime et qu’un autre nom, produit dans une autre histoire, tels brahman” ou “vacuité”, est insuffisant, c’est émettre un jugement  qui suppose qu’on embrasse du regard les deux culture en cause et qu’on ait maîtrisé leurs intuitions et leurs mobiles les plus profondément enfouis. Si on proclame la supériorité d’un langage humain sur un autre sans avoir accompli toutes les études préliminaires qu’un tel jugement exige, on sera victime d’une illusion de vouloir parler à la place de “Dieu”, même, de la réalité absolue elle-même, quand en fait on n’occupe qu’une position finie dans le jeu des styles de pensée religieux inventée au cours de l’histoire.[64]

L’expérience du vide n’est-elle pas que la trace d’un plein, l’enveloppe d’une présence qui se vit sous la forme d’une absence.  Mais ces tentatives de faire coïncider un Dieu kénotique avec le néant absolu méconnaissent le pluralisme intrinsèque des traditions religieuses. Retournement du subjectif et de l'objectif. du positif et du négatif., «C'est aussi le sens de la philosophie des Upanishads»[65].

 

L’expérience du vide nous amène à découvrir la vraie dimension d’existence. Seul le vide de soi et de toute représentation permet de se retrouver, de se rencontrer. Le vide est la condition de tout dialogue, la condition de la manifestation de tout, comme dit Heidegger. L’infini n’est pas un contenu à posséder, mais un contenant dans lequel il faut se perdre pour se trouver. Nous fuyons le vide au lieu d’y reconnaître l’appel lointain du dieu inconnu qui peut seul nous pacifier et combler notre dénuement en unissant nos solitudes. Et si le vide n’était que la trace des pas de Dieu dans notre vie. Et si l’appel du vide n’était en nous que l’expression de notre vocation à la liberté. Après le monde clos et l’univers fini d’Aristote, il est temps d’entrer dans l’ère de la liberté et de l’univers infini. L’horreur du vide n’est-elle pas l’expression d’un besoin humain de croire à quelque chose, alors qu’il nous faut croire en quelqu’un. La religion a besoin de mots et de rites, alors que la vraie foi est attente et pur désir.

Dieu est Dieu parce qu’il n’a rien, Il est Tout parce qu’il ne possède rien

Si le tombeau vide est l’antichambre de la résurrection., l’Église naît dans ce vide de cette divine vacuité qui est l’antichambre de la résurrection où le vide devient Plénitude. Urs Von Balthasar parle de hiatus. Enfer ou ciel qu’importe, nous dit Baudelaire, saison en enfer ou chemin du paradis, le vide reste la porte du mystère de la rencontre et du dialogue, le lieu de l’expérience de l’Autre. La vacuité est le secret derrière lequel Dieu se cache. Ce vide est la condition nécessaire à l’équilibre et à l’harmonie entre les peuples.

“Sans feu ni lieu”, « sans pierre où reposer sa tête », “Où demeures-tu?” demande les disciples à Jésus. Sur ce chemin de l’errance, celui qui ne mène “ nulle part ”, quand, subitement, tout à coup, comme disent Chestov et Kierkegaard, nous voici jeté dans un monde ouvert, infini qui n’étant plus à notre image n’évoque plus l’horreur du vide mais la plénitude de la Présence. Ce qui caractérise ce moment sublime est qu’il est inattendu. C’est Saint Paul sur le chemin de Damas, Pascal dans la nuit du Mémorial, Claudel derrière son pilier à Notre Dame, Nietzsche dans le silence de Sils Maria. C’est le passage à une autre sphère chez Aristote, une fulguration de l’être propre pour Heidegger.

 

«Si le Christ n’est pas ressuscité, vide est notre foi! ». nous dit Saint Paul. Oui sans la figure, le vide en soi paraît. La résurrection est bien une illusion, mais une double illusion; illusion d'une faille qui ne serait plus en nous, illusion d'une figure totale qui en nous réparerait toute séparation. En échange certes d'une certaine aliénation, l'église, parole continuée et constitutive, met en scène des processus fixes et des rituels de projection ou d'incorporation par lesquels le refus individuel du vide et de l'angoisse pourra s'énoncer en figure extérieure.

Le jeu de bien des paroles institutionnelles n'est-il pas de creuser un vide en certains "monumenta" et d'y maintenir des figures qui permettent, en échanges dès lors de bien des soumissions et méconnaissances, de fixer là , l'angoisse de nos conflits, ruptures et béances, et de miner de façon conjuratoire, car, sociale", ce qui fait si peur à chacun: sa propre béance et sa vacuité qu’il ne suffit pas de nommer Dieu pour la combler.

 

 

 

                                  

 

Au centre de l’étoile de la Rédemption de toute communication humaine, il y a le vide comme le secret et la clé qui ouvre sur « le royaume  de la communion dans l’amour»,  clé qui ouvre sur le mystère de l’être, troisième terme de toute communication. Derrière ces visages, ces représentations, ces rites, ces cultures, il y a partout des possibilités infinies, où l’on peut dire : soit, “Je est un autre”, comme Rimbaud et à sa suite Maurice Zundel et Paul Ricoeur ou “l’enfer, c’est les autres” comme Sartre, suivant le regard que l’on porte sur la communication humaine. L’essentiel n’est pas dans le ceci ou le cela des images et des discours marquées par une époque et une culture. Si l’on en reste aux discours et aux images trop culturellement marqués, il ne peut y avoir que conflits et incommunicabilité des êtres.  L’autre n’est jamais réductible à quelque chose, il est et restera toujours quelqu’un, un sujet ouvert sur l’infini, une personne libre, un néant capable du divin. L’essentiel est dans le regard que l’on porte sur l’autre ; c’est lui qui sauve la communication du désespoir de l’idolâtrie et de la critique stérile, qui enfer-ment. Le regard est ce qui sauve et transfigure toutes choses, donc toutes communications humaines, en dévoilant leur divine beauté dans la communion des personnes. Car les choses, et parmi elles la communication humaine, ne sont là, dans l’être, que comme sacrement de la communion des consciences dans l’amour.

Il existe un “Je” universel  caché au fond de toute âme humaine, un “Je” qui nous rassemble, un et nous établit en communion les uns avec les autres. Ce "Je" n'est pas nous mais en nous et au-delà de nous, fragile, secret et silencieux comme la flamme d’un cierge, ce « Je caché » derrière le voile du vide,. est le mystère caché du divin dans l’expérience humaine. Mais cette présence est celle d’un dieu caché dans le Judaïsme, d’une divine pauvreté pour le christianisme, une plénitude du vide chez les taoïste, ou une vacuité pour le bouddhisme ; qui nous attend au cœur de chaque rencontre dans tout dialogue, comme le secret et le mystère et la source de tout homme, la condition de l’amour et de la liberté. Et c’est là le divin en vérité et il n’y en a pas d’autre.  

 

François Darbois, 2007

   

Petite Bibliographie en langue française

  1. André Comte Sponville, L’esprit de l’athéisme, , Paris, Puf, 2006
  2. Jacques Dupuy M., art. « Vide en Occident » dans Dictionnaire de Spiritualité vol. 16, col 570-576
  3. André Gozier, Le père Henri Le Saux à la rencontre de l’hindouisme, Paris, Centurion, 1989
  4. Michel Meslin, L’expérience humaine du divin, Paris, Cerf/ Cogito fidei, 1988, 421p.
  5. Jean Lacroix, le personnalisme, Chronique sociale, Chronique Sociale , Lyon, 1981
  6. Dhavamony Mariasusai, art. « Vide en Orient, » dans  DS 16, col 576-584
  7. Maurice Nédoncelle, Intersubjectivité et ontologie, le défi personnaliste, Beatrice – Nauwelaerts, Paris, 1974

8.   Colloque à l’université de Strasbourg 1979 : La pensée philosophique et religieuse de Maurice Nédoncelle, Téqui, Paris, 1981

  1. Joseph S. O’ Laery, La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, Cerf, CF 181, 1994, 330p.
  2. Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948
  3.  « Les figures du Vide », dans Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°11, 1975, Gallimard
  4. « Le Vide dans l’expérience spirituelle d’Orient et d’Occident », dans Hermès, n°6, 1969.

 

 

 

 


 

CANTATE DE LA NUDITÉ

 

(Jean Tauler, Strasbourg XV ème siècle)

 

Je chanterai ce chant nouveau : la nudité

La pureté réelle est vide de pensée. La pensée, elle doit se tenir à l’écart.

C’est ainsi, moi que j’ai perdu ce qui est moi. Je suis réduit à rien.

Qui s’est dépouillé de l’esprit ne peut plus avoir de souci.

 

Ce qui m’est étranger cesse de me leurrer.

Et J’aime autant être pauvre que riche. Point d’image qui me contente :

il m’a fallu me vider moi-même. Je suis réduit à rien.

Qui s’est dépouillé de l’esprit ne peut plus avoir de souci.

 

Veux-tu savoir comment je me passai d’images ?

C’est lorsqu’en moi j’embrassai l’unité. Car telle est l’unité réelle.

Et la douleur pas plus que l’amour ne m’émeut. Je suis réduit à rien.

Qui s’est dépouillé de l’esprit ne peut plus avoir de souci.

 

Veux-tu savoir comment je dépouillai l’esprit.

C’est lorsque je cessai de distinguer,

Hormis, en moi, la divinité une.

Or, je n’ai pu le taire et j’ai dû l’avouer :

Je suis réduit à rien.

 Qui s’est dépouillé de I’esprit ne peut plus avoir de souci.

 

Depuis que me voilà perdu dans cet abîme,

J’ai cessé de parler, je suis muet,

Oui, la divinité m’a englouti. Je suis dépossédé,

Et c’est pourquoi les ténèbres m’ont réjoui.

 

Depuis le temps où j’ai rejoint mon origine,

J’ai cessé de vieillir et j’ai dû rajeunir.

Ainsi toute ma force a disparu. Et elle est morte.

Qui s’est dépouillé de l’esprit ne peut plus avoir de souci.

 

Or donc, celui qui disparaît

Et qui trouve sa nuit, Est tout aussi riche, étant exempt de misères.

Ainsi les feux d’amour m’ont soudain consumé. Et j’en suis mort.

Qui s’est dépouillé de l’esprit ne peut plus avoir de souci.

 

traduit par J. Chuzeville, Extrait de l’anthologie Mystique allemand, Paris, 1937. On sait que Tauler fut le plus grand disciple d’Eckhart. Jean Tauler, "La Cantate de la nudité", dans HERMÈS, n° 2, "Le Vide" Expérience spirituelle en Occident et en Orient, 1981, p. 122-123.  

 



[1] André Comte Sponville, « Une spiritualité sans Dieu » dans Nouvelles Clés, Octobre 2006, p. 17

[2] Idem,  p. 18

[3] Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète, Paris, NRF/Poésie-Gallimard, 1994, p. 45.

[4] E. Lévinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961, p. 168.

[5] M. Zundel, “La désappropriation, condition essentielle de l’amour”, Cénacle, Paris, 1966, p. 30.

[6] M. Zundel, HE, p. 30.

[7] M. Zundel, DV, p. 107.

[8] M. Zundel, art. : Le vide créateur, Éd. du Réveil, Beyrouth, 1965, p. 3.

[9] M. Zundel, art. : Le vide créateur, Éd. du Réveil, Beyrouth, 1965, p. 5.

[10] M. Zundel, HE, p. 29.

[11] Maître Éckhart, Traités, "Du détachement", trad. J.Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, p. 164.

[12] Ibid., Sermons n° 40,  p. 322.

[13] J. Tauler, Sermons, 1991, Paris, Cerf, p. 20.

[14] Jan van Ruusbroec, Écrits, II, Noces Spirituelles, IBellefontaine, 1993, p. 208.

[15] Angelus Silésius, cité par Ch. A. Bernard, Le Dieu des mystiques, Paris, Cerf, 1994, p. 684.

[16] Angelus Silésius, L'errant chérubinique, Paris, Arfuyen, 1993, p. 41 et 133.

[17] Angelus Silésius, L’érant chérubinique, Paris, Arfuyen, p. 185.

[18]Angelus Silésius, L'errant chérubinique, trad. R. Munier, Paris, Arfuyen, 1993, p. 147.

[E0]

[19] M. Heidegger, art.: "L'être comme vide et comme richesse", dans HERMÈS, n°2, 1981, p. 332.

[20] S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 64; cité par M. Zundel, "Simone Weil", Le Caire, Les mardi de Dar El Salam, 1948, p. 2.

[21] S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 20.

[22] S. Weil, Attente de Dieu, Paris, Fayard, 1966, p. 69.

[23]S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 21.

[24]S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 32.

[25] S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 32.

[26] S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 43.

[27] J. O’Leary, La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, Cerf, CF 181, 1994, p. 194s

[28] Ch. Malamoud, "La brique percée", dans Figure du vide , Nouvelle Revue de psychanalyse , Gallimard, 1975, p. 222.

 [29] O’ Leary, La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, Cerf, CF 181, 1994, p. 206

[30]. O’Leary, La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, Cerf, CF 181, 1994, p. 196.

[31]. O’Leary, La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, Cerf, CF 181, 1994, p. 196.

[32]. O’Leary, La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, Cerf, CF 181, 1994, p. 201.

[33] O’Leary, La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, Cerf, CF 181, 1994, p.  255-256.

[34] John B. Cobb, dans Religious Pluralism, University of Notre Dame Press, 1984, p. 176

[35]O’Leary, La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, Cerf, CF 181, 1994, p. 280.

[36] Octavio Piaz, L'arc et la lyre, Paris, 1956, p. 134.

[37] Jean Pierre Lintanf, "Devenir Dieu, L’expérience spirituelle chrétienne", dans Les Cahiers du Val Martel, n°16, p. 4.

[38] J. Masson, Mystiques d’Asie, Paris, DDB,1992, p. 14.

[39]- Lossky Vl., Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Éckhart, Paris, Vrin, 1960.

[40] Y. Raguin, La profondeur de Dieu, Paris, DDB, 1973, Christus n°33 ; La Source, Paris, DDB, 1988, Chritus n°68.

[41] Oddon Vallet, Jésus et Bouddha, Paris,

[42] P. Masson, Mystiques d’Asie, Paris, DDB, 1992, p. 177.

[43] Henri Le Saux, Éveil à soi, Éveil à Dieu essai sur la prière, O.E.I.L., 1986.

[44]A. Gozier, Le père Henri Le Saux à la rencontre de l’hindouisme, Paris, Centurion, 1989., p. 122

[45] J. Maritain, L’expérience mystique naturelle et le vide, in Études Carmélitaines, 1938, p. 116-139.

[46] R. Otto, The Idée of the Holy, p. 30.

[47]Yvon Belval, L'horreur du vide,  dans Figures du vide, Nouvelle revue de phys-chanalyse, n°11, 1975, Gallimard, p. 181-

[48] Pascal, Œuvres complètes, Ed. J. Mesnard, Paris, DDB, II, 1970, p. 523.

[49] Pascal, Œuvres complètes, Ed. J. Mesnard, Paris, DDB, II, 1970, p. 499.

[50] Pascal, Œ.C, p. 506.

[51] Holbach, Système de la nature, Olms, 1966, II, p. 194.

[52]"Le vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient", dans Hermes n°6, 1969, p. 101.

[53]"Le vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient", dans Hermes n°6, 1969, p. 115.

[54] "Le vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient", dans Hermes n°6, 1969, p.224.

[55]"Le vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient", dans Hermes n°6, 1969, p. 223

[56]André Préau,  "Le vide, expérience spirituelle en Occident et en Orient", dans Hermes n°6, 1969, p.90.

[57] Simone Weil, La pesanteur et la grâce, 10/18, 1962, p. 116.

[58] M. Zundel, l’homme passe l’homme p. 132.

[59] Zundel, La pierre vivante , p.52.

[60] Zundel, It tinéraire, p.168

[61]Zundel, Morale et Mystique, p. 85

[62] Zundel, Paris, Cénacle 1974., p.17

[63]Zundel, Paris, Cénacle 1974., p.17

[64]. O’Leary, La vérité chrétienne à l’âge du pluralisme religieux, Paris, Cerf, CF 181, 1994, p. 186.

[65]S. Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1948, p. 43.

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