Le vide créateur au cœur de la sexualité humaine

L'autre coté d’Adam ?

François Darbois, dans Bulletin de l’abbaye de Ganagobie, avril 1997

 

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L'amour est un lien qui nous constitue et qui nous accomplit, mais, s'il libère en nous et entre nous la vie, ne risque-t-il pas parfois d'emprisonner ceux qui s'y abandonnent? Si la sexualité est ce qui permet la continuation de l'espèce, elle n'en produit pas moins des être pour la mort. Entre l’amour et la mort, il y a le temps et l’éternité, triple passage où la vie prend sens à travers l’épreuve de la liberté. Par delà les dualismes de la sexualité, quel appel secret dans l'amour? Quel sens a ce désir et cette joie d’être avec un autre. Mais sur le chemin de liberté où l’amour nous appelle, que de conflits et de tentations! Mais ces épreuves et ces blessures de l’amour ne peuvent pas nous permettre de construire une unité bâtie sur les différences pour faire que un et deux, font trois en un. Car au ciel on n’entre que par deux, comme dans l’arche. Mais dans ce ciel des relations, on n'entre pas, on le devient soi-même dans l'aventure de l'amour. L'amour humain n'est pas en dehors de l'amour divin, il n’y a pas deux amours, mais deux faces du même Amour. Par delà les formes de l’amour, il y a un seul et même sommet. Par delà les ressemblances et les différences, il y a le mystère de la rencontre au cœur de la sexualité. Par delà l'amour humain et l'amitié, il y a la gratuité et la liberté de l'Amour.  L’amour est une aventure entre toutes ces étapes de l’amour, c’est un voyage entre Eros et Philein, qui cherche toujours à l’horizon de l’Amour cet Agapè mystérieux, pour reprendre la distinction de la langue grecque.

 

« L’amour n’est possible que si deux personnes communiquent entre elles à partir du centre de l’existence. Qu’il y ait harmonie ou conflit, joie ou tristesse, c’est secondaire par rapport au fait fondamental que deux personnes se rejoignent à partir des profondeurs de leur existence, qu’elles ne font qu’un l’une avec l’autre en ne faisant qu’un avec elles-mêmes, sans fuir leur propre réalité. Il n’y a qu’une seule preuve de la présence de l’amour: la profondeur de la relation, la rivalité et la force de chaque personne. » (Eric Fromm, l’art d’aimer, 1968)

 

- Par delà la lune de miel et la nuit quand Adam s’éveille

 

Par delà les jeux et les enjeux de l'amour, quel est le sens de cette guerre des sexes? Certes la sexualité nous permet de prendre conscience d'un manque, du sentiment d'une absence au cœur de l'homme et de la femme, d'un vide au coté d'Adam, qui a besoin de l'autre pour devenir soi-même. Par delà l'unité et la dualité des sexes, quelle issue? Quand ni l'un, ni l'autre ne peuvent rester ni seul, ni à deux, sans la recherche plus ou moins consciente d'un troisième? L’amour est toujours solitude entre deux solitude qui se partagent, se complétant, se limitant. L'attirance et le conflit des sexes est-il vraiment une nécessité dans la réalisation des hommes et des femmes? Quel est le sens de ces fusions et de ces effusions, et des conflits d'identité qu'elles engendrent? Y a t il une issue libératrice, une alternative à cette dualité des sexes? Quel lien secret unit amour et chasteté, pour que certains trouvent dans le célibat, un chemin d'accomplissement, "une libération des déterminismes internes"[1], biologiques, sociaux et culturelles?  Comment faire, que dans les relations humaines, en famille comme dans le travail, la sexualité ne soit pas ce buisson rempli d'épines où chacun se laisse piéger et se rende esclave de l'autre? Comment faire pour que ce maquis de nos relations devienne un buisson ardent où le feu de l'Amour divin, transfigure une sexualité trop humaine.

 

  Les hommes et les femmes, dans la plupart des sociétés, sont assignés à résidence, enfermés chacun dans leur rôle respectif. De la mine au bureau, du lavoir à la cuisine ou au salon, chacun est tenu et main-tenu en prison. Quelle issue libératrice pour préserver le secret des alcôves et la dignité des personnes? Autrement que d'inventer des lieux secrets et des soupapes où l'amour a libre cour, des jardins secrets où la vie personnelle soit possible, comme le boudoir ou le trottoir?  Comment sortir de cette dialectique où bourgeoises et prolétaires sont, pour une fois unies dans un même combat, celui de la guerre des sexes. Comment sortir de cette aliénation bourgeoise du travail pour les hommes et de « l’épouse-recluse » pour les femmes? Est-ce par le travail pour les femmes et le chômage pour les hommes? N’est-ce pas encore une fuite pour éviter de rencontrer l’autre?  « L’amour ne peut être qu’un chemin vers l’infini, sinon il devient vite une prison.» [2]

Les épouses, les servantes, les maîtresses, comme les frêles bergères finissent-elles toujours par devenir des matrones ou des reines? Hystériques ou sorcières, les femmes sont partagées entre leur désir de jouissance, leur frigidité et leur jalousie ? Les hommes, éternels Dom Juan, célibataire ou divorcé ou mari trompé, quelle alternative? Pourquoi ces conflits et cette guerre des sexes? Comment sortir de cette dialectique fusionnelle ou oppositionnelle? Entre patriarcat et matriarcat, le couple conflictuel est-il la seule issue?  Le mâle, comme un "roi soleil" doit-il toujours finir dominé".[3] Juste retour des choses... lente mise à mort, comme si chacun devait vivre à son tour, à défaut de pouvoir vivre ensemble! Entre fusion et opposition, quelle issue libératrice? Entre la soumission et la démission, ou la disparition, le pouvoir des mâles doit-il mourir crucifié par le pouvoir féminin? C'est peut-être ce que veut nous dire Saint Paul, quand il demande aux maris d'aimer leurs femmes comme le Christ a aimé la mort Ces clous du sort ne sont-ils pas par exemple, le chômage ou la mise à la retraite qui ramène un mari à la maison, où règne un nouveau pouvoir absolu? Le sexe, "devenu faible, le masculin est alors servi et asservi, tenu et entretenu dans une dépendance secrète mais toujours plus ou moins consentante. Quelle issue, sinon le divorce dans cette dialectique du maître et de l'esclave? L’en-jeu de la sexualité se réduit-elle alors à un jeu de pouvoir, à un enjeu ou un jeu où le "moi", (le 'lui" de l'un ou "elle" de l'autre) meurt pour laisser naître dans l'espace vide de l'"entre-deux", un nouveau "Je" qui "est un Autre", quand "Je" devient enfin capable de dire "Tu" sans tuer l'autre.

 

  Une issue libératrice :

  Si l'abîme de l'un appelle l'abîme de l'autre, est-ce nécessairement pour maintenir une dialectique de possession ou de pouvoir, c'est-à-dire de relation maître-eclave? Entre "Ma femme" et "Elle me fait…" quel différence, sinon la même tentation de posséder ou de nier l'autre, de nier son altérité? Cet abîme n'est-il pas la trace d'un Autre irréductible, d'un Tout-Autre, que rien ne peut combler. Entre lui et elle, quelle différence? Sinon une irréductible altérité qui se révèle parfois à travers les conflits mais qui, à travers et par delà ces conflits, les unit et les construit « dans une proximité infinie dans une distance infinie »[4]. «Dis entre moi et Dieu (Dieu est Amour), quelle est la différence? Ce n'est d'un mot, rien d'autre que l'altérité».[5]  "Ne t'étonne pas que j'aspire à Dieu, L'épouse soupire sans relâche après son Epoux."[6]

  Si "Eve naît de cet abîme  au coté d'Adam, de ce manque, de cette incapacité à se satisfaire lui-même, est-ce pour assurer la domination d'un sexe sur l'autre? L'un doit-il nécessairement vivre à l'ombre de l'autre? Et l'autre, s'il fait de l'ombre n'est-il pas aussi le signe  d'un Autre-Soleil derrière les nuages et les orages? Mais est-ce que ce Soleil peut-il longtemps se réduire à un des ses visages incarnés par un conjoint, un enfant, ou une profession? Comment dépasser le visible du donné de la sexualité pour entrer dans le don de Celui qui se donne à travers tout acte d'amour? Comment vivre et dépasser ce donné? Comment guérir les blessures de l'amour? Comment se libérer des problèmes que pose la sexualité pour entrer dans son mystère? Entre les eaux de l'inconscient et le feu de l'amour, il y a des liaisons dangereuses, mais n'est pas le lieu  et le chemin de l'apprentissage d'une difficile liberté.

  Notre civilisation a fait de la sexualité un absolu qu'il faut servir et vénérer sous toutes ses formes. Mais cette idole ne risque-t-il pas de se retourner contre ceux qui l'adorent et s'y asservissent jusqu'à en devenir  l'esclave. A quoi bon succomber à cette attirance de la chair et céder au pouvoir de la sexualité, si c'est pour tomber dans un tel esclavage? Y a-t-il autre chose dans la sexualité qu'une fusion ou une éternelle opposition ente le masculin et le féminin? Comment mettre fin à cette guerre des sexes? Par delà les conflits, comment accéder à ce plus de l'amour qui ne se réduit pas à la sexualité? L'homme n'est pas que le produit de ces gènes, nous ne sommes pas des clowns! Si nous sommes le produit de nos déterminismes biologiques, notre façon de vivre la sexualité et la relation homme/femme est aussi le produit d'une culture, mais au sein d ces déterminismes, nous avons à trouver une issue, une liberté, à nous choisir. Et c'est là tout le sens des difficultés, des épreuves et des blessures de l'amour. Comment les assumer autrement qu'en se laissant écraser? Comment retrouver au sein même de cette sexualité un autre langage, une autre possibilité de dialogue que la soumission ou le conflit? Accuser le passé n'est pas forcément la meilleure façon de construire l'avenir. Ne faut-il pas plutôt assumer la pauvreté de son histoire sexuelle, de sa propre expérience passée, pour ouvrir une fenêtre sur l'espérance, et trouver une issue libératrice? La jalousie et la haine sont-elles les seules alternatives de l'amour en cas de conflit? Assumer ces conflits, c'est accepter la différence, apprendre à aimer autrement, aimer l'étranger, se passionner pour l'altérité sous toutes ses formes biologique, culturel, sociale et raciale. Assumer sa sexualité, c'est apprendre à se réjouir du bonheur de l'autre sans se détruire soi-même et sans détruire l'autre en niant sa différence. Aimer c'est renoncer à avoir, c'est se libérer de la jalousie qui enferme, celle de l'envieux et du paranoïaque pour s'ouvrir à la jalousie qui libère et qui construit. La haine de la différence est la source de tous les conflits et de tous les déséquilibres dans nos relations. Trouver la distance, qui permet le dialogue et l'unité dans le respect des différences demande un long travail sur soi-même et dans la vie du couple.

  Au cœur du mystère de la vie, nous avons à vivre une triple libération biologique, économique et culturelle. Si la sexualité humaine a un sens, quel est son rôle et celui de la famille, si leur aboutissement conduit nécessairement  à ce vide où "nos enfants ne sont pas nos enfants", où l'autre n'est jamais "moi"? Comment sortir de cet inévitable conflit entre "moi-je" et "lui", « on »? Faut-il toujours éliminer l'autre par une rupture, un divorce ou une quelconque mise à mort plus ou moins symbolique pour sauver sa propre vie? Nous n'aurions pas écrit tant de bêtises depuis 3000 ans, si nous avions écouté le texte de la genèse. Et Platon aurait-il pu écrire ces lignes, s'il avait connu la Bible et l'évangile? : "Parmi les hommes qui avaient reçu l'existence tous ceux qui se montrèrent lâches et passèrent leur vie à mal faire, furent, selon toute vraisemblance transformés en femmes à leur deuxième incarnation."[7]

  Les femmes n'auraient jamais accepté la domination d'un sexe sur l'autre (ou pris leur revanche, ni rejeté leur corps), si la sexualité n'était pas un instinct puissant qui fait peur et que toutes les civilisations ont cherchées à museler en multipliant les interdits à l'horizon de l'amour. Si aujourd'hui on s'en libère, il n'est pas si facile de gérer ce dragon au feu dévorant. Les femmes comme les hommes, chacun avec leurs charismes propres, se laissent dominer et en deviennent facilement esclave. Alors comment entrer dans un dialogue "Je-Tu" dans le respect des différences, sans confusion ni séparation? 

 

La sexualité est un appel

 

  Oui ou non la sexualité et l'amour humain a-t-il un sens? Par delà la procréation et la continuation de l’espèce, quel est son appel profond? La différence des sexes est un appel, non seulement appel du désir de rencontrer l’autre, non pour aller l’un vers l’autre au risque d’annihiler la distance, mais appel à marcher ensemble vers un troisième terme dans une complémentarité inscrite dans la différence même des sexes. La sexualité est double, celui de l’intériorité et celui de l’altérité. A travers l’autre, l’enjeu est la révélation et l’accomplissement de l'Autre-soi-même. Le conjoint est le sacrement d’une présence et l’instrument de cette transformation de soi-même comme un autre. L'autre est là, dans sa présence comme dans son absence, comme manifestation de ce Tout-Autre que chacun porte en lui-même.

Faut-il seulement poser la question du sens! Ce sens n'est pas quelque chose que l'on peut définir, mais quelqu'un qu'il nous faut rencontrer. "L'Amour est sans pourquoi", il fleurit, et ne sait comment, » écrivait Angélus Silésius. Il est un berceau de l'être, celui de l’homme et celui de Dieu, une forme du vide créateur, une divine matrice où s’engendre les personnes. L'amour est un chemin que l'on parcourt soi-même. Mais c'est un chemin sans chemin, un chemin que l’on trace soi-même dans la rencontre et le dialogue avec l’autre; il conduit sur l'autre rive de l'Amour, vers ce « nulle-part »   De l'aimé à l'Aimé, il est un chemin secret. Tant que tu n'as pas entrepris le voyage en toi-même, tu ne trouveras pas le chemin qui conduit à l'Aimé, l’Autre-Toi-Même.  L’expérience de l’amour est un voyage au bout du possible de l’amour, par delà l’impossible de la sexualité.  « Personne ne peut chercher, désirer, penser, souffrir, aimer à la place de personne. » (Gœrges Morel)

 

Un « Vide-créateur » de l’autre-coté de soi-même

 

         En amour, il n’est pas de chemin tout tracé même si les déterminismes biologiques, sociaux et culturels voudraient nous le faire croire, il n’est qu’un chemin, celui que l’on trace soi-même. L’amour est un fleuve qui prend sa source dans l’abîme de la liberté. Il est une aventure et donc un combat, non seulement contre l’autre, mais surtout contre soi-même. L’amour est un exode de soi vers un autre, un chemin de libération et de naissance, de mort et de résurrection. 

         Entre l'amour et la mort quel lien secret, quel mystère unique s'accomplit dans ces deux questions essentielles de la vie? Sinon la même expérience du rien, de la désappropriation dans ce triple vide, le temps, la mort et l'amour, qui est toujours un vide, une attente de l'autre. Trépas qui nous dévoile la trace d'une absence irréductible, un appel de la Source de toute vie, un abîme qui appelle un autre abîme, un abîme humain qui appelle un divin abîme, à moins que ce ne soit l'inverse. Dieu n'est-il pas le maître de l'abîme? Le vide n'est-il pas le voile qui recouvre et dévoile son visage? Comme le chante Jean de la Croix : « Sans appui et pourtant appuyé, vivant sans lumière et dans l’obscurité, je vais me consumant tout entier »[8] La sexualité fait l’expérience de sa finitude, quand elle n’est plus un appui de l’amour Les larmes de l'amour ne sont-elles pas ce liquide amniotique où se marie l'eau et le sel dans l'alliance du feu de l'amour?

          

  O nuit lumineuse de l’étreinte et de l’éternité

 

C'est au cœur de l’expérience du vide que chacun s'évide de lui-même et s'éveille à l'Autre, à travers le sacrement d'un autre. Pourquoi, alors ce vide nous fait si peur? Mais cet évidement qui ouvre sur l'évidence du vide et du plein ou du néant et de l'être, n'est-il pas une traversée des ténèbres qui conduisent à la lumière d'un Autre Soleil? Ce rien n'est-il pas le lieu où la sexualité meurt pour ressusciter, transfigurée par l'amour d'un Autre? Divin retrait de la chair qui nous attire au dedans? Passage étroit et angoissé du dehors de la sexualité au dedans de l’amour. « Tu étais dedans et moi, j’étais dehors, et je me ruais sans beauté, sur ces beautés que tu fis »[9] Ce rien n'est-il pas la preuve de l'illusion de l'absolu de la sexualité, et qui n’est qu’un miroir où Narcisse se noyait dans les eaux troubles de son ego. Si la sexualité est crucifié, elle n'est pas moins présente dans son absence mais transfigurée par la lumière d'une Présence. Cette fécondité humaine devient alors divine. Cet abîme virginal devient matrice de l'être, utérus divin et entrailles de la Miséricorde de l’amour infini. Ce vide est la trace d’une « complémentarité métaphysique créatrice de la personne[10] ».

 

 Ce rien n'est-il pas créateur de la distance et de la différence, passage du trou ré-créateur, qui joue aux jeux de l'amour de soi-même ou de son image dans l’autre, à cet abîme où l'être renaît de ses cendres, brûlés au feu de l'amour. La traversée de cet abîme est le passage où l'amour de l'étreinte se transforme en l'éternité de l'Amour. Ce rien n'est-il pas ce chemin de l'amour gratuit, désapproprié de soi et totalement donné, chemin qui ne mène nulle part, qui ne peut se reposer sur rien, sinon se perdre là où l'amour n’a « nulle part » où se reposer? Ce rien n’est-il pas l’instant où la sexualité se transforme, où elle se retire du dehors pour passer au dedans. Cette expérience du silence au niveau de la sensibilité et de l’affectivité est une descente dans ses propres enfers, une nuit des sens, nuit de l'âme et du corps, où l’homme descend dans les entrailles de l'Amour: "Indicible mystère de l'Arbre de vie! Lieux de mort et de résurrection, où les ténèbres nous apprivoisent à l'abîme du Rien."[11]  Comme l'écrit Jean de la Croix: " O nuit qui me conduit à ce point! Nuit plus aimable que l'aurore. Nuit heureuse qui a conjoint l'aimée à Aimé, celle que l'amour a formé et en son amant transformé." Cette nuit du rien n'est-il pas le lieu où l'amour possessif fait l'expérience de la désappropriation et du don gratuit.

Ce Rien est!…, une prison ou un sanctuaire? Un tombeau ou une matrice? « Un amour fini n’est pas l’amour. »[12] Ce rien n'est-il pas le lieu de la naissance de l'autre comme Tout-Autre au dedans de soi? Ce rien n'est-il pas le chemin où l'amour nous mène en ce « nulle part », où l'amour meurt pour ressusciter? Ce rien n'est-il pas le lieu où l'amour possessif fait l'expérience de la désappropriation et du don gratuit. Ce rien n'est-il pas ce degré zéro de l'amour, qui passe par un point de retournement, où "ce n'est plus moi qui aime et qui est aimé, mais un Autre en moi qui aime  et qui se laisse aimer. Quand l'hiver d'une sexualité perturbée et tourmentée par les bourrasques et les froidures, laisse place à la joie d'un nouveau printemps. Quand le sexe s'efface et que la sexualité meurt pour ressusciter en un l'amour gratuit. Alors la sexualité, comme trace d'un "altruisme scellé dans la chair,"[13] s'accomplit dans la liberté et la pauvreté infini de l'un devant l'autre, alors la gratuité de l'amour devient sans limite, ni sociale ni sexuelle.

  Quand la sexualité se vide de tout contenu pour être réduite à rien, alors elle fait l'épreuve de la pauvreté infinie de l'amour. N'est-ce pas l'œuvre de l'Amour au septième jour de la genèse? Le jour du Shabbat, l'amour se retire pour que l'autre soit. Divin retrait, geste créateur, admirable échange d'un Amour qui se vide de lui-même pour engendrer l'autre-coté de lui-même. Alors l'amour est plus fort que la mort. Quand le donné de l'amour devient don, jusqu'au pardon donné à l'autre, alors s'instaure un admirable échange, où l'amour se donne et se trouve en sa source dans un Autre, qui n'est ni l'un ni l'autre mais un Troisième. Quand le donné du corps, devient don de l'esprit, les eaux saumâtres de la sexualité sont transformées en vin des noces.

Procréateur à travers leur sexualité, l'homme et la femme sont appelés à devenir créateur par le Verbe. Après avoir engendrés des fils et des filles d’hommes selon la chair, ils ont à s’enfanter eux-mêmes comme fils et fille de Dieu, à l'image et à la ressemblance du Verbe. Une saine ascèse au niveau de la sexualité peut ici éviter les défoulements et refoulements, les régressions infantiles d'une sexualité non accomplie, qui sont autant de fuite d'une sexualité qui refuse de mourir et de se dépasser en trépassant pour retrouver la chasteté de tout véritable amour. Comment retrouver cette virginité originelle, sinon en passant de e coté de l'amour? Comme on taille un arbre, pour lui faire donner plus de fruit, la sexualité qui est une branche de cette Arbre de la Vie, se laisse vider d'elle-même pour s'accomplir dans une maternité spirituelle. Divine circoncision de l'Amour, qui nous rappelle que la sexualité n'est pas une fin mais un moyen, qu'elle n'est pas l'unique origine de la vie, mais un chemin non pas d'esclavage mais de libération et de renaissance, un retour à sa divine origine, qui est la source de l’Amour en sa virginité originel. Au centre de ce jardin des délices, le fruit de l'Arbre de Vie n'est-il pas l'Amour Sans Limite, le Verbe Créateur, engendré dans cette matrice de l'être ensemble, quand elle a traversée l'épreuve des tentations, des fusions et de ruptures à travers le désert de la montagne vide?

 

L’éveil de l’Un et de l’Autre en un  Troisième.

 

Alors Eve naît et Adam s'éveille dans ce vide au centre du jardin des délices de l'amour, à l'heure où les épines donnent des roses au printemps. Toute l'humanité à la suite d'Eve et d'Adam, côte à côte, sans séparation et sans fusion, peut renaître. A la suite des prophètes et de tout le peuple d'Israël, l’homme et la femme entrent dans la terre promise de l'amour. Ensemble, ils retrouvent la joie du premier jardin où le épines et les broussailles donnent parfois des roses dans cette clairière de l'être ensemble, quand le dialogue par delà les épreuves et les tentations, est de nouveau possible parce pauvre et nu, parce qu'enfin, ils sont à genou l'un devant l'autre, comme le Christ au lavement des pieds. «Les époux connaissent la joie profonde de l'amour dans la mesure où ils sont non pas l'un devant l'autre, mais l'un en l'autre, dans cet échange mystique qui est finalement l'échange de Dieu. C'est là l'origine de la personne. La personne a son origine au-dedans en vertu de cette pauvreté, de cette évacuation qui constitue son berceau par l'espace qui lui est offert. »[14]

  Quand ce n'est plus moi, ni lui, ni elle, mais cet "entre deux", quand le "Je" de l'un devient  autre? que le Je de l'un comme de l'autre devient "Tout Autre", l'amour humain est crucifié et transformé, s'il meurt  c'est pour renaître autrement à une gratuité  sans limite, et désapproprié de toute attache. Alors la fécondité humaine peut enfin devenir, ce qu'elle est dans sa source, divine. « Quand deux sont trois dans la circulation d’un amour où « je est un autre » par l’évacuation totale qui constitue l’avènement de la personne, devenue par ce vide sacré le berceau virginal d’une autre personne… »[15].

La sexualité désappropriée de toutes attaches cosmiques est ainsi virginisée, elle devient "capable de Dieu". Cette capacité de la sexualité limitée se vide pour devenir sans limite. Cette capacité cosmique et temporelle devient divine et éternelle, elle peut enfin s'accomplir dans la naissance éternelle de Dieu au cœur même de ce vide créateur, qui devient ainsi matrice divine, à l’image de cette grotte de Bethléem où le mystère de Noël s'accomplit ici-maintenant au milieu de la nuit et du silence de toute chair. La sexualité humaine ainsi s’accomplit dans l’élan métaphysique « qui aboutit à la création de la personnalité et de la concevoir comme une suprême exigence de sainteté. »[16] Entre l'homme et la femme s'accomplit ce divin mystère de l'Incarnation-Rédemptrice, où la mort et la résurrection de toute chair s'accomplit dans le mystère de la Parole et cette promesse de l'Assomption de la chair enfin divinisée par une Parole qui crucifie en même temps qu'elle transfigure un amour qui sans Elle ne pourrait être sauvé de ses limites. Ainsi l’amour en son sommet silencieux est « une respiration ensemble de cet infini que l’on se communique. »[17]

 

  Marie comme sacrement de cette maternité divine

 

Marie dans sa conception virginale et sa divine maternité n'est-elle pas l'Archétype de cette virginité originelle qui n'est pas derrière nous, mais « devant nous ». Chacun, en elle, retrouve sa divine origine, en découvrant que l'amour, même à travers l’épreuve du temps et de la mort, est plus que la sexualité. . « Le souvenir, c'est la présence dans l’absence, c'est la parole dans le silence, c'est le retour sans fin du bonheur passé, auquel le cœur donne l'immortalité.»[18]  Si entre le sexe et la mort, il y a une secrète alliance, l'amour se découvre plus fort que la mort. »Au fond toute vie chrétienne est un état de virginité…Notre chasteté, c’est d’accomplir le Christ.»[19] Si l’amour a été l’échange de deux virginités, il est l’échange de deux chastetés qui s’accomplissent dans l’échange même de Dieu. "Quand un homme est auprès de sa femme, le désir des collines éternelles les environne de son souffle."[20]

  L'absolu de l'Amour n'est ni en moi, ni en lui, mais entre les deux, dans un troisième terme, quand le "Je" de l'un comme de l'autre, trouve la véritable source de l'amour et de la sexualité dans un troisième. Car l'amour est à la hauteur de la source où il puise. Entre la pesanteur de la sexualité et la grâce de l'Amour sans limite, il y a un abîme, un ravin de ténèbres. Mais au fond de cet abîme, il y a, un "je ne sais quoi" qui transforme les énergies sexuelles en énergies spirituelles. Plus le vide se creuse, plus la pression sexuelle descend, plus le don de l'Amour monte haut. « La perfection de leur amour est l’échange même de Dieu »[21]

L’énergie sexuelle est comme l’eau d’une rivière. Elle cherche à s’écouler vers le bas suivant la loi de la pesanteur. Toute retenue crée des blocages plus ou moins conscients et qui font parfois souffrir. Quand cette énergie ne s’écoule pas, il n’y a plus de vie, alors règne la peur, l’angoisse et la mort. Le corps est marqué par ces blocages, soit pour libérer d’autres énergies, à d’autres niveaux de l’être, soit si l’eau stagne, elle pourrit. Quand on se met à avoir peur de la sexualité et de la mort, on ne vit plus. Ces blocages empêchent l’énergie de circuler. Faut-il pour cela ouvrir toutes le vannes et laisser libre cour à une sexualité débridée, comme dans les années 1968, cela risque de provoquer des catastrophes et, dans cette folie, d’emporter tout sur son passage. Par delà les blocages sexuels et les débordements orgiaques, par delà les libertins et les puritains, par delà les interdits et les institutions qui tentent d’endiguer et de canaliser les énergies sexuelles, et qui parfois risque de mettre l’amour en cage, il y a un lâcher prise, un abandon qui permet en se détachant des prison de l’amour, de libérer ces énergies par le haut. 

  Le Christ vide ne serait-il pas, ici aussi, le principe de tous les équilibres et le premier moteur immobile de cette transformation. Ce Vide ne serait-il pas la soupape qui empêche la marmite de la sexualité d'éclater? Ce Christ vide non seulement assume notre sexualité mais vient la sauver. D'instrument de mort, ne produisant que des êtres pour la mort, il vient en faire un instrument de salut et le lieu même de sa naissance en nous et de notre naissance en Lui.

 

  Il faut être deux pour aller au ciel, on n’est pas humain tout seul, pour être soi-même, il faut de l’autre et un espace de liberté, un vide créateur. « Que m’importent les fleurs et les arbres, et le feu et la pierre, si je suis sans amour et sans foyer! Il faut être deux - ou, du moins hélas! Il faut avoir été deux - pour comprendre un ciel bleu, pour nommer une aurore! Les choses infinies comme le ciel, la forêt et la lumière ne trouvent leur nom que dans un cœur aimant. Et le souffle des plaines, dans sa douceur et dans sa palpitation, est d’abord l’écho d’un soupir attendu. Ainsi l’âme humaine, riche d’un amour élu, anime les grandes choses avant les petites. Elle…vie l’univers dès qu’elle a senti l’ivresse humaine du Tu.» [22] Alors, comme l'écrit Zundel: "Vous croyez être deux, vous êtes trois. Et le Tiers invisible est le seul lien véritable entre vous deux." et l’homme de dire avec le prophète: « Vraiment, tu es un Dieu caché! Ou ce cri de Job « Tu étais là, et je ne le savais pas »

                                              

                                               François Darbois, le 8 Mai 1997

 

 

 

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BIBLIOGRAPHIE

 

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[1]Maurice Zundel, Je est un Autre, Quebec, Anne Sigier, 1986, p. 158.

[2] Zundel, Quel Homme et quel Dieu, p. 184..

[3] Christiane de Thalouet, L'éternel masculain-féminin, dans Imagine, n°3, juillet 1996, p. 24-35.

[4] Soren Kierkegaard, Zundel, Quel Homme Quel Dieu, p. 187.

[5] Angelus Silésius, L'errant chérubinique, trad. R. Munier, Paris, Arfuyen, 1993, p. 101.

 [6]Angélus Silésius, L'érrant chérubinique, n°IV -73

[7] Platon, Timée, 1969, p. 467.

[8] Jean de la Croix, Glose a lo divino, XIX, 4

[9] Augustin d’Hippone, Confessions, 27.

[10] M. Zundel, l’Homme passe l’homme, p. 231.

[11] Annick de Souzenelle, Le féminin de l'être, Paris, Albin Michel, 1997, p. 52.

[12] Zundel, Val Saint François, 1937, p. 85.

[13] Maurice Zundel, Recherche de la personne, p. 356.

[14] M. Zundel, Genève, 2/1964, p. 32.

[15]  M. Zundel, Le célibat laïc féminin, Paris, Les éditions ouvrières, p. 110.

[16]  Zundel, L’Homme passe l’homme, p. 233.

[17] Zundel, Beyrouth, 1972, p. 28.

[18] Lacordaire

[19]  Zundel, Val Saint François, 1937, p. 86.

[20] Martin Buber, Je et Tu, Paris, Aubier, 1994, p. 150.

[21]  Zundel,  Val Saint François, 1937, p. 85.

[22] Gaston Bachelard, préface de M. Buber, JE et TU, Aubier, 1994