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Pendant la guerre de 1870, Cézanne peignait des pommes. Et trente ans après d'ailleurs, il continuait de peindre des pommes. Pendant la guerre de 1914, Renoir peignait des fleurs, des femmes nues, et Picasso composait des natures mortes cubistes de pipes et de compotiers : je cite ces trois exemples entre cent. Les révolutions, les guerres passent, toute l'histoire héroïque ou sanglante des hommes se déroule et semble laisser les peintres, - les plus grands, les plus sensibles d'entre eux indifférents... "
Qu'est-ce donc qu'un peintre ? Un monstre d'égoïsme, enfermé dans sa tour d'ivoire, aveugle et sourd aux drames de son temps ? Il y a là quelque chose de troublant. Voilà des hommes plus sensibles, plus vulnérables que d'autres et qui s'interrogent passionnément sur les hommes, mais semblent ne pas faire grand-chose pour changer leur sort, qui interrogent le monde avec ferveur mais peuvent l'interroger pendant cinquante ans en ne regardant que le visage qui est en face d'eux à table ou l'arbre qui s'encadre dans leur fenêtre, et qui n'éprouvent, en général, aucune envie d'aller dans la Lune...
Qu'est-ce que cela signifie, sinon, une bonne fois pour toutes, que la mission de la peinture n'est ni de prouver, ni d'expliquer. Elle n'est pas non plus au service d'une cause, si exaltante, si urgente soit-elle. La réalité d'un tableau vit pour soi, et si elle porte témoignage pour l'homme, c'est à travers l'artiste qui l'a animée.
C'est en cela seulement qu'une oeuvre est efficace et qu'elle peut devenir fraternelle. A vouloir prouver autre chose qu'elle même, elle disparaît. Un homme ne donne pas des, preuves de virilité en écrivant des manifestes, mais en faisant des enfants.
Le monde comme il va, chacun de nous sait très bien qu'il ne lui est pas- permis de s'en désintéresser. Mais s'accrocher à l'essentiel, jouer le grand jeu impérieusement libre de l'esprit, c'est la seule façon pour l'artiste d'agir sur son temps. Il n'a pas le choix. Et ce n'est pas le plus facile. .
La peinture est un acte, non une représentation ce' n'est pas en représentant de grands hommes ou de grandes actions qu'elle sera exemplaire, mais en enrichissant le monde d'une façon nouvelle de voir, de sentir, d'aimer, comme l'explorateur qui a découvert une terre vierge ou le savant qui a inventé une nouvelle façon de guérir les hommes, l'ont, eux aussi, enrichi définitivement.
Le tableau dit j'existe, donc tu existes, je suis libre, donc tu es libre. Il n'a rien d'autre à prouver. Et, si l'art est un. Qu'est-ce donc que la peinture, cet art mystérieux qui un tôt prend des apparences si familières qu'il ressemble étrangement à la réalité (mais ne nous y laissons pas prendre) : et tantôt semble s'évader complètement de cette réalité (mais ne nous y laissons pas prendre non plus...) ?`
Et, ici, je voudrais revenir encore une fois au peintre lui même, à l'homme, en faisant appel à une expérience personnelle : je dessine d'après nature depuis quarante ans et, : vingt ans, au bout de quatre à cinq ans d'études, j'étais plu tôt. content de moi, je pouvais reproduire assez exactement n importe quoi, c'était ressemblant, j'avais l'impression qui je savais dessiner... Maintenant, j'ai mon atelier dans un petit jardin de la banlieue de Paris. Dans ce jardin il y a quelques arbres, des fleurs.. Eh bien, ces arbres, ces fleurs, je les ai dessinés des centaines de fois, et plus je les dessine, plus ils deviennent mystérieux, insaisissables pour moi, moins je les connais, moins je sais les dessiner. Si bien que, quand je mets le pied chaque matin dans ce jardin, j'ai l'impression de débarquer sur la planète Mars.
Ce que je vous dis là, sur le mystère d'une réalité aux apparences quotidiennes, je pense que tous les peintres le ressentent, quelle que soit leur esthétique. Je voudrais vous en citer trois pris au hasard, parmi les plus grands.
David, le plus classique de nos peintres, et le plus sûr de lui .en apparence, avait coutume de dire. : " je veux qu'un peintre, au bout de vingt ans, soit aussi embarrassé qu'au premier jour. » Bonnard, l'un des plus admirables peintres de tous les temps, me disait peu de temps avant sa mort - i: avait alors quatre-vingts ans -:c je commence seulement à comprendre, il faudrait tout recommencer ». Enfin, Hokousaï le grand peintre et dessinateur japonais, déclarait à peu près ceci : c A soixante-quinze ans, je commence à pouvoir dessiner une branche d'arbre : j'espère y arriver vers quatre-vingt dix ans. Pour en être tout à fait sûr, 'il faudrait que je vive jusqu'à cent trente ans. »
Le monde, le monde de tous les jours, demeure pour h peintre aussi mal connu que ce cosmos que la science commence d'explorer. Et - je ne sais s'il en sera de même pour les savants - plus le peintre plonge profondément dans son cosmos, et plus le mystère s'élargit ; peut-être comprendrons nous mieux- tout à l'heure pourquoi.
Ce que j'appelle 'alors réalité, c'est quelque chose de difficile à définir clairement, qui ne se traduit pas par des apparences photographiques ni même figuratives, mais qui est dans un rapport profond avec lé rythme de notre sang, comme avec la forme du corps dé nôs femmes, où la couleur de nos ciels et dé notre terre.
Il y a aussi cette obscure recherche des formes perdues, la hantise de ces lieux sacrés - espaces, visages aimes, objets ou fêtes de notre enfance -, ces instants d'illumination qui ont rythmé notre vie.
Cette réalité-là, elle ne nous est pas donnée toute faite ; sa forme, nous ne la connaissons pas à l'avancé ; et c'est cet effort aveugle de la création qui, nous ramenant aux plus pures de nos sources, me paraît si important.
Je disais tout à l'heure que la réalité se faisait chaque jour plus mystérieuse, plus indéchiffrable à mesure qu'elle apparaissait clairement ce qu'elle a toujours été pour un peintre : non plus un objet extérieur, indépendant, bien fermé, - mais cette sorte d'éclair qui jaillit du choc de deux réalités, aussi fortes, aussi concrètes l'une que l'autre : celle du monde qui nous entoure, et celle dé notre univers intérieur. Et plus une réalité devient subjective, c'est-à-dire est nourrie de sensations, d'émotions, envahie de souvenirs proches ou lointains, et plus sa forme tend à devenir imprévisible.
De là à vouloir non plus peindre une sensation vue à travers la nature, même transposée, mais peindre cette sensation elle-même, c'est-à-dire faire surgir de soi, informes pour le monde, les signes mêmes de nos plus secrets mouvements intérieurs, nos élans et nos angoisses, les rythmes de nos respirations et de nos battements de coeur, quelle tentation pour le peintre ! Cet oeil ouvert sur le monde n'est plus qu'un regard vers l'intérieur. C'est ce pas qu'a voulu franchir l'art abstrait.
Autrement dit, le peintre abstrait refuse de dessiner un arbre parce qu'il ignore qu'il ne dessinerait rien d'autre, à travers ces branches mêlées, que les mouvements les plus secrets de son coeur. Mais le peintre naturaliste risque, en dessinant l'arbre, de l'oublier, lui aussi.
Si, depuis que l'art existe, les hommes ont utilisé le monde extérieur pour s'exprimer, c'est qu'à l'origine ils ne s'en jugeaient pas séparés, qu'ils ne le distinguaient pas de leur monde intérieur.
Le premier homme qui dessina un animal sur la paroi d'une caverne comprit obscurément qu'en le prenant au lasso de son trait, il .1'avait fait sien et qu'il s'était lui-même glissé dans l'animal et que nulle autre opération magique ne pouvait lui apporter une plus parfaite unité. Par ce miracle qui l'avait enfin sorti de lui-même, il possédait le inonde et en était possédé. L'art, c'est cela, éternellement.
Le sculpteur noir primitif ne vit pas dans sa forêt africaine en touriste amateur, mais parmi les joies et les terreurs d'une nature hantée et dont il ne se sent pas détaché. I1 est possédé des mêmes forces, traversé des mêmes remous. Et c'est pourquoi les signes dont il use peuvent bien n'être pas figuratifs, ils n'en sont pas moins chargés de réel.
Un art sans nourriture s'épuise inexorablement. Nos gestes, nos intentions, nos élans tendent rapidement à se répéter, à tracer des arabesques vides ou une géométrie appauvrie, s'ils n'ont pas une origine sensible d'une part, et si, d'autre part, ils ne trouvent pas en face d'eux une résistance.
Si une branche d'arbre est une chose admirable de vie et d'invention, s'il n'y a pas deux branches d'arbres identiques dans le monde, c'est bien parce qu'elle puise sa vie dans un certain sol et c'est bien aussi parce que chaque branche lutte pour sa vie, c'est-à-dire finalement pour sa forme - avec la lumière, avec le vent, avec les branches qui l'entourent : un tableau ne se développe pas autrement.
L'abstrait, s'il n'est qu'une évasion, ne tolère qu'une moitié de l'homme, et le dépouille du monde comme d'un trop lourd manteau : mais on ne se débarrasse pas si facilement de sa propre chair. Refuser systématique le monde extérieur, c'est se refuser soi-même ; c'est une manière de suicide.
Mais d'autre part, prendre le monde en charge, je ne dirai pas comme nous devons le faire, il n'y a pas plus de devoirs en art qu'en amour, mais comme il nous est impossible de ne pas le faire, cela n'aboutit pas non plus à le copier fidèlement.
Et ici un souvenir personnel m'aidera une dernière fois à m'expliquer.
Il y a trente ans, je peignais « d'après nature, mes toiles étaient figuratives. Quand je revois ces toiles, elles me semblent n'enfermer qu'une très petite portion de réalité. Et c'est peu à peu, en essayant d'approfondir ma vision, de lui ôter ce qu'elle pouvait avoir de mécanique, de tout fait, que je suis arrivé à ce qui petit sembler, à certains, une abstraction. Autrement dit, plus j'ai essayé de me rapprocher de la nature, et plus je me suis éloigné de la forme naturaliste. Je ne l'ai pas fait exprès, bien entendu. Et c'est pendant la guerre de 1940, à une époque où j'ai vécu - bien malgré moi - comme un homme primitif, comme un « sauvage », c'est-à-dire dans une intimité absolue et inquiète avec la nature, les saisons, dominé par elles - c'est précisément à ce moment-là que j'ai fait, paradoxalement, un pas décisif vers la non-figuration.
Et ce n'était pas, croyez-le, pour fuir un monde hostile, mais su contraire, pour m'en sentir plus fraternellement proche.
Pourquoi tout cela, en marge d'une exposition qui, dans sa plus grande partie, est sous le signe de la non-figuration ? Parce que, me semble-t-il, ces quelques remarques sur la réalité - la réalité de de l'homme en définitive - peuvent peut-être aider à préciser ce qu'est la liberté pour un peintre.
Un art qui se cherche confond facilement liberté et anarchie, indépendance et évasion.
C'est, je crois, le destin de l'art français depuis dix siècles, et c'est en même temps le secret de sa durée, de son incroyable vitalité, que d'avoir toujours cherché, avec une obstination paysanne, des formes toujours nouvelles, imprévisibles, de réconciliation entre l'homme et son milieu : un art de communion où l'homme reconnaisse à chaque instant dans le monde son visage transfiguré. .
Et il me semble que le peuple français a cela de commun avec le peuple russe : les plus grandes aventures, les conquêtes les plus fabuleuses, l'exploration sans fin de l'espace ne sont qu'une façon d'explorer, de chercher à mieux connaître le mystère inépuisable de notre espace intérieur ; ce qui est vrai de la science, l'est aussi de la peinture. "Rappelez-vous, disait un de vos poètes, que Xénophon prêtait à Socrate le mérite d'avoir ramené les hommes des astres pour mieux explorer la petite planète intérieure ; Doucha."
"Jean Bazaine
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