Paul Baudiquey

Offerts a la merveille

hue méditation deveait ce vieux couple qui s'avance vers Jésus clans la gravure de Rembrandt elite : la pièce aux cent florins

 

L'émerveillement est une « épiphanie » : l'éclat soudain de la « merveille » que nos yeux - et nos cours - habitués, fatigués, épuisés sont incapables de reconnaître. L'émerveillement lève « un coin du voile » sur la splendeur secrète, enclose au cour de la plus humble réalité - dont nul cour n'est déserté et qui ruisselle au creux de nos blessures, celles du moins qu'on se fait dans le tourment d'aimer. L'émerveillement nous fait épouser une « CLAIRE-VOYANCE, plus vigilante en nous que la lucidité », en connivence profonde avec un autre regard qu'on peut espérer très proche du regard de Dieu.

La patience de l'amour

L'émerveillement ne s'épuise pas et sans cesse renaît de ses cendres. Ainsi de ce « vieux couple » qui s'avance vers Jésus, dans la gravure de Rembrandt dite « La Pièce aux cent florins. Ces deux-là viennent de très loin, de très en amont d'eux-mêmes, d'un courage ancestral qui fait immémoriale la tradition des pauvres. Le « miracle » est là, évident : ces deux-là s'aiment toujours. Ce qui les relie, aujourd'hui plus solidement encore qu'hier, porte un beau nom : « sollicitude » ; un mot qui définit à merveille la ferme propension et la secrète architecture d'un cour aimant. Le temps qui passe, le temps qui use est épreuve impitoyable, mais aussi mesure de l'amour, car « l'amour n'est pas seulement ce qu'on croit quand on commence... il y faut du temps, de la patience... » Et Ramuz conjugue ici avec Milosz : « L'amour et la précipitation font mauvais ménage. C'est à la patience que se mesure l'amour : un pas égal et sûr, telle est l'allure de l'amour. » Ainsi l'entêtement de cette femme qui durcit ses traits n'a rien à voir avec un quelconque endurcissement du coeur. Elle sait d'expérience que la vie n'est pas tendre et qu'elle ne plaisante pas avec ceux qu'elle accable : à bien des égards, son homme est un = fardeau ». Mais un simple geste suffit pour démentir, si besoin était, l'apparente dureté de son visage : sa main. Cette main qu'elle a passé sous l'aisselle de son « vieux », là où les muscles s'absentent, en ce lieu du corps qui demeure, avec la nuque, le « féminin de l'homme » : espace d'enfance et de totale dépendance. Telle,., en chacun, la part secrète, la part vulnérable, que la détresse offrira, le moment venu, au geste secourable, au geste sauveur. Son autre main tient ferme la main qui pend, inutile et sans doute définitivement inerte. Il faut aimer beaucoup pour aller d'instinct à ces gestes-là, en contrepoint d'une approche qui fut allègre, qui fut légère, au temps des premières audaces et des grands bonheurs. Ces gens-là ne sont pas en représentation : ils EXISTENT, - péniblement, douloureusement, magnifiquement. Et de cette magnificence ils n'ont sans doute aucune conscience, car - et c'est bien ici l'éclat de la merveille et la source inépuisable de l'émerveillement - l'authentique n'a rien à voir avec l'exceptionnel. « L'authentique, écrit René Habachi, épouse la banalité de l'heure qui passe, la simplicité, le tic-tac monotone du cour. Et quand il rejoint, par inadvertance, l'héroïsme ou la sainteté, il leur fait un visage banal, buriné par la modestie des tâches quotidiennes. La paume de la main est modeste, mais le geste est royal. C'est l'aristocratie du coeur. » Ce vieux couple participe de cette royauté-là, la seule qui vaille de compter.

L'entêtement de l'espérance

Les « Pauvres » - et eux seuls - ont le secret de l'espérance. Car l'espérance n'est pas rêveuse ; elle est tenace, elle est têtue - «butée » - plus entêtée que le malheur. Et c'est l'espérance, plus encore que le malheur, qui les a plantés là et qui nous plante avec eux dans la certitude de n'en pas bouger. Ainsi va l'obstination silencieuse et ardente qu'on nomme « intercession ». « Quand vous priez, dit Jésus, ne rabâchez pas comme ceux qui croient qu'il faut fatiguer Dieu... Dieu n'est pas à réveiller, Lui qui sait mieux que nous ce qui nous convient... » Et l'apôtre en écho : « Il ne s'agit ni d'effort, ni de records, mais de Dieu qui s'attendrit » (Romains 9, 16).

La source de l'enfance

La véritable intercession naît de l'absolu d'une présence faite, à parts égales, d'accablement, de confiance et d'attente : être là, rester là, lourd de ce qui accable, habité seulement d'une béance sans remède. « Devant Dieu, comme une bête de somme... », dit le psaume. On devine ainsi le dialogue qui a précédé leur démarche. Lui, pesant de toute sa chair meurtrie, noueux comme son bâton, et lentement, sans le savoir, en train de redevenir l'enfant qu'il a été, qu'il n'a jamais cessé d'être. Cour en aubier sous la rude écorce : « crois-tu que ça vaille la peine... regarde ce que je suis devenu... » Elle, n'a rien répondu ; elle l'a aidé à se lever et soutenu-tirépoussé jusque-là. Ça fait longtemps déjà qu'elle passe le plus clair de son temps à le secouer de sa torpeur, qu'elle le bouscule autant qu'elle l'aime. Et l'on revient sans cesse, émerveillé, à la geste de ses mains, des mains qui ne trompent pas.

On ne « retombe » pas en enfance : cette façon de parler est le signe d'un mépris conjoint et de l'enfance et du grand âge. L'enfance n'est pas un puits où l'on tombe comme une pierre dans la nuit de l'eau. L'enfance est une SOURCE. Et si on y revient, c'est pour boire à longs traits l'eau qui désaltère, pour étancher cette soif de clairevoyance et de tendresse qui, seules, nous retiennent d'être parfaitement inhumains. Cette enfance-là a la vie dure : elle tient tête et s'obstine, même si les mains tremblent et si la tête se brouille. Elle est courageuse, maladroite parfois, pitoyable peut-être, mais belle, belle de ne pas renoncer.

La fontaine du regard

Cette enfance-là coule de source dans la fontaine du REGARD. Le regard est une fontaine, inépuisable, inaltérable. C'est lui qui lave, c'est lui qui sauve, qui régénère. Regard qui est d'amour, il ré-engendre, restaure, re-suscite et descelle en chacun des sources encore captives. Nous avons rendez-vous au bord de sa fontaine ;tous sont là avec le vieux couple : Marie, la-Douce-Magdelaine et la Samaritaine et leur sueur à toutes deux surprise en adultère... Pierre au petit matin, après le chant du coq, tant d'autres familiers des petits matins blêmes. Leurs yeux se sont ouverts, - émerveillés à n'y pas croire - sur une « nudité » qui n'a plus rien à voir avec la honte et le dégoût. Un grand bonheur les habite, une inflexible douceur qui les met pour toujours à l'abri de la peur. L'amour seul, qu'il soit regard ou caresse, peut dénuder sans humilier. Seul l'amour qui est tendresse sait  

dénuder pour guérir et magnifier. Il nous plonge dans un océan qui est, tout entier, celui de la miséricorde.

Le regard, s'il est d'amour, est limpide à l'égal de l'eau des pierres les plus rares. Il est un puits profond, comme sont les chants d'amour, quand les mots sourdent et ruissellent de l'insondable du coeur :

« Tes yeux sont si profonds qu'en m'y penchant pour boire,

J'ai vu tous les soleils y venir s'y mirer,

S'y jeter à mourir tous les désespérés.

Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire. » (Aragon).

La mémoire du malheur et du triste passé.

Vient alors le moment souverain de l'émerveillement, du repos, de la paix. Et 'on peut dire - enfin - avec Miguel Manara :« Je ne suis plus comme j'étais je vois

mieux. Je suis comme le malade, tout enseveli de mauvais sommeil, le charbon de la fièvre sur le front et la glace de l'abandon dans le coeur, et qui se réveille dans une belle chambre où toutes choses baignent dans la musique étale de la lumière... » Et l'on se prend alors à murmurer : bénie soit la détresse et bénie soit à travers elle, la tendresse qui me font plus émerveillé de vivre, plus libre, plus aimant, que jamais que je n'aurais osé... fut-ce dans mes rêves les plus fous.

Le sourire d'une enfance retrouvée - et désormais sans voile - lève son soleil comme à travers une forêt de larmes.

Paul BAUDIQUEY

(auteur d'« Un Évangile selon Rembrandt », Éd. MAME)

 

 


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